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Portes et Miroirs, tome II

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27 avril 2018

Ici-même - version de travail du 27 avril 2018

 

Ici-même

 

Par Brigitte Allègre

 

 

 

 

 

« Tout bonheur est une innocence »

Marguerite Yourcenar, Alexis ou le traité du vain combat

 

 

« Les morts dépendent entièrement de notre fidélité. »

Vladimir Jankélévitch, L’imprescriptible

 

 

1

Le jour de ma naissance

L’arrivée à Marseille, c’est par le train du matin, à 7h53. Autour de nous une multitude, un brouhaha, une effervescence et parfois des poches de silence, des gestes en suspens. Les trains arrivent et partent, à l’heure. Une journée comme une autre à la surface de la terre : c’est un mardi, le 7 février 1939.

 Nous, on est là. Plantés en haut de l’escalier monumental au bout de l’esplanade de la gare, noire de monde. Des voyageurs bien vêtus, portant des valises nettes, ou alors des exilés comme nous, dépenaillés, baluchons flasques à la main, effarés, pas encore soulagés, errants. Certains sont accueillis, accompagnés, d’autres attendent, seuls. Et toutes les trajectoires se frôlent, se croisent, s’éloignent. Tout bouge et change, pourtant moi, à cet instant je me sens comme un rocher au milieu d’un fleuve, érodée par le courant mais plantée, solide.

Le voyage s’est déroulé de nuit. Nous n’avons fermé l’œil qu’aux rares instants où ma sœur a cessé de geindre (et si tu pleurais une bonne fois, comme ça on n’en parlerait plus ?). Elle est fiévreuse, elle doit avoir des coliques mais j’ai du mal à compatir avec cette enfant dont la présence me pèse (voilà, je l’ai dit, dans ma tête). Je compatis parfois avec notre mère. Nous étions entassés dans le compartiment depuis Sète avec quatre inconnus, trois hommes dans la force de l’âge, une jeune femme, et nous avons généreusement partagé avec eux la longue nuit éclairée par une pleine lune sur le déclin, nos heures sans sommeil.

La veille au soir, j’aurais dû accepter le pain et les œufs durs que ma mère avait emportés dans un cabas de mince osier blond – on note son élégance passée - l’un des rares objets de notre ancienne vie qui nous accompagne. Nous n’avons que peu de bagages. Nos dernières possessions se sont détachées de nous, une mue douloureuse, entre la frontière espagnole franchie comme des ombres effrayées et le camp de réfugiés où Baptiste est enfin parvenu à nous trouver. Il nous a sorties de là, en mentant et en soudoyant je ne sais combien de personnes. Il l’a fait sans état d’âme et nous avons accepté ce qu’il faisait pour nous sans état d’âme non plus. Nos âmes, comme les restes de notre ancienne vie, nous les avons abandonnés.

Les conserver nous aurait tués, il faut comprendre ça, Gabrielle. Surtout reste là, près de moi, il ne faut pas t’éloigner. Tiens-moi la main. C’est une autre nuit, elle est longue aussi, mais tiens – la lune est pleine.

Ce matin-là, sur l’esplanade de la gare Saint Charles, j’ai mal au cœur, la tête me tourne - j’ai faim il me semble, ça me dévore de l’intérieur. Et puis j’ai froid, je tremble, je sens une chair de poule sur mes joues exposées au vent.

« Mistral, le vent du nord, il chasse les nuages, mais alors on gèle, je peux vous le dire.»

C’est Baptiste. Il s’emploie à nous enseigner tout ce dont nous aurons besoin. Les mots, les usages. Même le nom des vents que nous ne connaissons pas encore, leurs effets.  Ce second mari de ma mère, si appliqué à nous rendre ce qu’on nous a volé, j’y pense souvent.

Gabrielle, tu crois qu’on peut rendre le goût de la joie, le goût d’être vivant à quelqu’un qui l’aurait perdu tout à fait – un désespéré en somme ? Serre-moi la main plus fort, j’ai l’impression que ça me réchauffe. Est-ce que tu as allumé le feu ? Appelle Loulou, dis-lui de mettre encore du bois. Je veux avoir encore chaud. Je voudrais être brave, mais tu vois, j’ai la trouille,une trouille bleue. Un jour quelqu’un m’a dit que pour s’habituer au visage que nous porterons dans la vieillesse il faut se regarder dans une flaque d’eau lorsqu’il fait du vent.

Le soleil vient de se lever, éclabousse l’anneau que Baptiste porte à la main gauche, comme au cinéma. L’anneau, c’est celui de son propre père - Baptiste l’a récupéré dans la vieille boîte à bijoux de sa mère. Une boîte en fer blanc contenant les anneaux de mariage de ses parents, une petite bague de fiançailles attendrissante de simplicité, les deux montres qu’il leur a offertes avec ses deux premiers salaires d’ingénieur des Arts et Métiers et qu’ils n’osaient pas porter. Il n’a pas eu le temps d’ acheter une alliance neuve, même à la sauvette, sans choisir - il a utilisé ce qu’il avait. Ma mère, elle, a conservé l’alliance de son premier mariage. C’est une évidence, il était plus raisonnable de garder l’argent pour payer leur faux certificat de mariage, ainsi que le faux certificat de naissance de ma sœur. Ce document-là atteste qu’elle est la fille de Baptiste, née à Marseille le 31 décembre 1937. En vérité, elle est née à Saturraràn, près d’Oviedo, dans les Asturies, nous sommes issues du même père - et ce n’est pas Baptiste. Mais dans le nouveau monde, la vérité, il vaut mieux la déguiser ou bien la taire. La vérité, c’est un luxe si on ne veut pas mourir.

              Notre vrai père, il est mort fusillé contre le mur du cimetière d’Oviedo avec trois de ses compagnons, le 22 août 1937. Ils se battaient pour un monde où il ferait meilleur vivre (j’imaginais des journées lumineuses, des soirées interminables sur les terrasses, des voisins souriants, des enfants heureux, pas de querelle, jamais d’humiliation, une éternelle et parfaite saison de fin de printemps ou de début d’automne pleine de mots sages qui vous donnent de l’élan). Ces hommes, ils étaient droits, loyaux, héroïques, et à cet instant, du côté des perdants. L’injustice, l’iniquité jouissent de longs règnes parfois secoués d’éclairs, c’est ce que disait mon père, et il poursuivait sur le même ton : «Il est dans la nature de l’éclair d’illuminer puissamment, de donner une lumière si vive que tout est transformé, et puis l’ombre retombe plus dense encore, et elle dure. »

 Voilà pour ma journée idéale et ses mots splendides. Nous vivons dans l’ombre, et je n’aperçois aucune étincelle.

Notre père, ses compagnons républicains, ils n’ont pas eu droit à une sépulture. Des soldats de Franco, en bouchers habiles, ont découpé leur corps en morceaux et les ont vendus à des étudiants en médecine. Notre père, je ne le crois pas aux cieux, non.

Alors ce jour-là, ma petite Gabrielle, pour en revenir à ma naissance, grâce aux mensonges de Baptiste, nous faisons semblant de retourner chez nous, un chez-nous qui se serait appelé Marseille, après un long et périlleux voyage. Nos tribulations.

Parce qu’après l’exécution de mon père, on aurait pu croire que nous aurions léché les plaies de notre chagrin en silence, terrées dans notre maison d’Oviedo, oubliées. Mais non. Deux jours plus tard, la police a déboulé chez nous et nous a emmenées sans ménagement. Ma mère enceinte jusqu’aux yeux,  moi. Et puis ma grand-mère. Et trois de nos voisines, et leurs enfants. Toutes des femmes connues pour être Républicaines, rebelles et dangereuses pour l’ordre nouveau de l’Espagne. Si, si. On nous a enfermées dans la prison sur l’île de Saturraràn, entre eau et ciel. Roche muette, rongée par le sel, des arbres maigres si rares que je les ai comptés : neuf. Pas plus. Et nous, combien étions-nous de femmes et d’enfants sur cette île, gardées par des religieuses vêtues de blanc, pures et virginales ? Peut-être deux mille, à notre arrivée. Je ne sais pas. Nous dormions tête-bêche sur les couchettes de cellules aveugles. La population aurait pu rapidement s’amenuiser mais chaque cadavre était remplacé dans les plus brefs délais, grâce au zèle de Sœur Maria Aranzazu Velez de Mandizabal et sa clique. Tu vois, ce nom je ne l’oublierai pas non plus, il accompagne ma seconde naissance. Cette panthère blanche, comme nous la surnommions en secret,  est-elle aux cieux, ou bien en enfer?

 Autrefois, avant la guerre civile, vus du rivage, Saturraràn et son couvent ne faisaient que dessiner un horizon pittoresque à nos excursions en famille. Je la trouvais austère et belle cette île grise et bleue, juste à la bonne taille pour moi. Mon père nous parlait des oiseaux et des plantes de nos rivages, il récitait ses poèmes, buvait du vin sur la plage avec ma mère et leurs amis. Je me rappelle les conversations et les rires de plus en plus sonores et aussi les siestes sous des toiles tendues, le sable comme de la farine tiède sous ma joue. Nous étions heureux, insouciants, mais je ne suis pas sûre que nous nous rendions compte à quel point.

Mon père, son nom, c’était Luis Altadill Arribas, tu vois Gabrielle, c’est lui sur la photo. Deux ans passent après cet instant sur la plage. Et il meurt : de toute éternité, il y a cette promesse, il va mourir d’horrible façon. Et si on l’avait scrutée suffisamment cette photo, aurions-nous pu déceler un signe, un avertissement dans l’ombre des pins ? Aurions-nous fui avant ? Ma mère, ma sœur et moi nous avons survécu à Saturraràn transformée en prison pour femmes par les Franquistes. Ma grand-mère maternelle y est morte, du typhus. Je ne sais pas où elle est enterrée, dans quelle fosse commune. Voilà, c’est presque tout ce qu’il y a à savoir de moi. Je marche accompagnée de fantômes heureux aux destinées tragiques.

Alors que les choses soient claires : je ne remettrai plus jamais les pieds en Espagne. Je nais aujourd’hui à Marseille, j’ai dix-huit ans, et j’ai l’intention de m’en souvenir toute ma vie - et encore après.

La gare St Charles par jour de mistral, ciel de verre, un bleu tranchant qui nous enveloppe et nous gèle sur place mais on s’en fiche. On s’est tenu en haut des escaliers imposants qui conduisent sur le boulevard d’Athènes « et de là sur la Canebière», nous a dit Baptiste. D’où nous sommes, on ne la voit pas encore cette large avenue débouchant droit sur la mer. Ce qu’on voit, sur la colline en face, c’est une coupole surmontée d’une grande vierge dorée, balise à l’horizon. A ce moment de ma vie, j’en avais déjà bien fini avec les bondieuseries, pourtant mon œil s’est posé avec gratitude sur cette colline, cette coupole, cette vierge flambante dans mon nouveau ciel. Je me suis serrée contre ma mère qui elle aussi portait un enfant dans ses bras, ma petite sœur alors âgée de quatorze mois, Mariluz (sur les papiers, c’est Marie-Louise, mais personne ne l’appellera ainsi, plutôt Mariluz, ou Loulou, assez souvent). Je me souviens d’avoir pincé son genou maigrichon dépassant entre manteau et bas de grosse laine ; elle regardait autour d’elle, pouce à la bouche, morve au nez, elle ne disait rien et ne pleurnichait pas, pour une fois. Ma mère était émue et à Baptiste elle a murmuré en espagnol quelque chose comme « No imaginas lo bien que nos haces, no sé cómo decirte las gracias que te debemos - tu n’imagines pas le bien que tu nous fais, je ne sais pas comment te dire le merci que nous te devons ». Elle est parvenue à prononcer cette phrase, la bouche et les joues  si engourdies par le mistral qu’elle avait du mal à former les mots, et le trop-plein de sentiments, elle l’a gardé pour elle, sans verser de larmes.

Baptiste, son second mari. Comment te le donner à voir, Gabrielle ? Il avait paru dans ma vie très tôt. Il nous rendait des visites régulières et parfois séjournait plusieurs semaines chez nous. Il faisait partie de mon univers. Les impressions, les sentiments, les souvenirs d’enfance liés à lui font que son visage n’est plus juste un assemblage de traits qui le rendrait laid, beau ou banal. Oui, il avait des cheveux très bruns, très épais, très fournis, et des sourcils assortis. Oui, ses yeux étaient étonnamment grands et doux pour un homme, avec de longs cils. Je me souviens de ça. Cet homme, qu’enfant je ne pouvais dire vieux ou jeune, juste un adulte parmi tous ceux qui gouvernaient ma vie, dotés du pouvoir de me rendre visible ou non selon qu’ils m’adressaient la parole ou me singularisaient par une menue attention ou non, cet homme est aujourd’hui celui qui me rattache à l’ancien monde, la vie passée, où lorsqu’on ouvrait les yeux le matin, on n’avait besoin de s’accrocher à aucune certitude. C’était un monde où l’on savait chaque chose à sa place. Si on ouvrait les volets, le ciel était bleu et s’il pleuvait, c’était une fête. Si je me faufilais dans le bureau au premier étage, j’étais sûre d’y trouver mon père, lunettes sur le nez, la calvitie un peu luisante de sueur en été, entouré de livres ouverts, de carnets couverts d’une écriture régulière, serrée, minuscule, aucun espace (ça m’impressionnait beaucoup cette écriture dévorant la page de haut en bas, et je n’ai jamais su de quoi ça parlait, c’est un regret ça, Gabrielle). A l’étage, au bout du couloir, dans une vaste pièce au nord où mon père avait fait percer trois hautes fenêtres, je pouvais être certaine d’y trouver ma mère, en blouse tachée de peinture, absorbée, silencieuse, à son ouvrage. Si elle me découvrait, elle fondait sur moi, me couvrait de baisers, me chatouillait jusqu’à ce que je crie grâce et puis je devais lui promettre d’être sage si je voulais rester dans son atelier. Je promettais toujours. Quand je sentais que la promesse était trop dure à tenir, que j’en avais assez de la voir peindre ses étranges personnages dissimulés dans des lieux familiers, juste assez bizarres pour me faire un peu peur, je m’éclipsais et je savais exactement où trouver ma grand-mère. Dans le vieux monde, tout était prévisible, même dans une maisonnée aussi différente que possible de celles de mes compagnes d’école. On posait le pied sur un sol ferme, rien ne se dérobait, les chagrins étaient menus. J’étais une enfant joyeuse.

C’est si loin, tout ça, je me demande si ce souvenir n’appartient pas à quelqu’un d’autre, quelque chose qu’on m’aurait raconté et que je me serais approprié sans m’en rendre compte.

Donc Baptiste Camoin avait remué ciel et terre pour nous retrouver ma mère, ma sœur et moi, nous faire sortir d’Espagne, et puis nous délivrer du camp de rétention où les Français nous avaient jetées et enfin nous ramener à Marseille. Il nous avait sauvé la vie, cet homme-là, et ça me faisait drôle qu’il existe un être comme lui après en avoir rencontré tant d’autres qui, au mieux, avaient voulu se débarrasser de nous parce que nous étions des putains de réfugiés espagnols venus bouffer le pain des français, et au pire, avaient essayé de nous exterminer pour extirper les sales graines des Républicains qui polluaient la terre sacrée d’Espagne. Ça encombre la bouche, ces mots, hein ? De cette période, j’ai gardé une réserve de cauchemars pour me distraire du sommeil chaque nuit.

Mais Baptiste, il a épousé ma mère (oui, plus tard, il l’a épousée « pour de vrai »), il a menti, il a falsifié des papiers, risqué la prison, il a déclaré ma sœur comme sa fille née en France et moi, je suis devenue sa fille adoptive. Voilà ce qu’il a fait. Le nécessaire pour que nous survivions, et la loi, il s’en est battu l’œil, parce qu’il trouvait que l’essentiel dans la vie, eh bien justement c’était de vivre et de faire en sorte que les autres puissent vivre aussi. Et quand les lois des pays empêchent ça, il n’y a plus qu’à suivre sa tête et son cœur. Les gens comme lui, après la guerre, on les a désignés comme « les justes », et tout le monde a essayé de se dégoter un petit bout de justice à afficher dans l’histoire de famille, c’était plus sûr et puis ça faisait bien. C’est fou le nombre de justes et de résistants dans chaque famille, à se demander comment les Allemands ont pu écraser l’Europe pendant cinq ans. En réalité, des justes et des courageux, il y en a peu et puis on les oublie assez vite dès qu’on leur a offert une plaque dans la rue, une cérémonie proprette. Et puis quand leur présence est de nouveau nécessaire, hein, quand de temps à autre il y en a un qui redresse la tête et fait du barouf, on lui tape vite dessus à coups de lois et de procès pour que tout rentre dans l’ordre et qu’il arrête de filer mauvaise conscience à ceux qui cherchent juste à pisser autour de leur petit territoire, sans partager. Excuse-moi encore, Gabrielle, je m’emballe, mais cette histoire de réfugiés refoulés à nos frontières, dans le journal de ce matin, ça fait remonter ma colère et ma tension.

Plus tard, je me suis toujours présentée sous le nom de Rosalba Altadill-Camoin. Altadill comme mon père, Camoin comme mon père adoptif. Soyons sentimentale, puisqu’il est parfois nécessaire de l’être, et disons-le tout net, cet homme m’avait également donné la vie.

Ce premier jour à Marseille, je m’en suis mis plein la vue. Je me suis sentie forte, invincible, même si je tremblais de froid et de faiblesse, même si mes os me faisaient mal et que j’avais tout l’air d’un chat pelé avec mes cheveux rêches, mes joues grises et sèches, mes quilles grelottantes et mes côtes qui frottaient contre mon pullover à travers la peau. Ce jour-là, j’ai eu la sensation de m’échapper de mon corps, de m’élever et de planer à une altitude vertigineuse, de me déplacer dans le temps et dans l’espace à toute allure, de voir la ville nue, la terre sous elle qui m’accueillait, généreuse et bienveillante. Ce jour-là, j’ai su qu’elle et moi, on ne se quitteraient pas.

 Baptiste nous a arraché à la contemplation de notre vie nouvelle et quand j’ai fini par atterrir, j’ai eu la sensation de fouler les cailloux des collines primitives, de me couler le long des pentes naturelles de la ville, comme un ruisseau. La vision ne m’a pas quittée, et si tout le long du trajet j’ai enregistré les devantures modernes, les boutiques, les bars, les tramways, les hôtels, les voitures, la noria d’hommes et de femmes, les langues de tous les pays, mon cœur s’est logé plus profond et s’est mis à battre sur un tempo plus grave, à l’abri, sous les pavés, tout près des racines des grands platanes au cou de girafe.

On pourra les arracher, pavés et platanes, jusqu’au dernier, mon refuge est hors d’atteinte.

Baptiste avait pu louer à prix d’or un petit appartement  rue des Muettes qui donnait sur une place, en haut de l’une des innombrables collines de la ville, la place des Moulins.

« Du dernier étage, on aperçoit la mer et une autre église, blanche et noire, la cathédrale de la Major, » m’a expliqué Baptiste un peu plus tard.

« On sera tranquille, ici». Il nous le promet.

Tu as remarqué, Gabrielle, dans les films américains, chaque fois que le héros ou le dernier des figurants prononce ces deux mots, « I promise », tu peux être sûre, ma foi, que ça va mal tourner.

Allez, Tante Alba, essaie de te reposer maintenant, tu parles trop. Regarde, ton thermos est ici. J’entends Loulou qui arrive. Tu n’es pas seule.

Gabrielle embrasse la main de sa tante qu’elle a gardée serré dans les siennes alors qu’elle cheminait dans le labyrinthe de ses souvenirs . Le rituel de chaque soir.

 

 

2

On s’installe

Cet appartement, il faut l’avouer, il est laid et sombre, froid et humide mais après ce que nous avons vécu ma mère et moi, ce trois-pièces rue des Muettes nous le trouvons d’un luxe inouï. Nous les avons parcouru une par une, les trois pièces - ça nous a pris quelques secondes et puis on a recommencé, pour le plaisir de retrouver un chez-nous, une vie normale, enfin ce qui en tiendrait lieu. Une cuisine assez vaste, deux autres pièces minuscules qui feront office de chambres, un couloir bizarrement large et court pour relier le tout, pas de salle de bain, les toilettes sur le palier. J’ai déposé dans la cuisine le cabas qui renferme toutes nos richesses sur terre (un torchon et un morceau de pain enveloppé dedans, un biberon, deux tétines mâchouillées, un rechange de langes pour Mariluz qui ne parvient pas à être propre, une grande boîte de Blédine Jacquemaire offerte par une inconnue, un recueil des poésies de mon père, son dernier, un paquet d’aiguilles, une bobine de fil à repriser d’une nuance de gris proche du noir, un châle en laine feutrée, la clé de notre ancienne maison, et voilà). Dans la cuisine trône une gazinière qui avait dû être récupérée et montée à ce troisième étage au prix d’un tour de rein de chacun des porteurs et de beaucoup de jurons, ça ne fait pas de doute. Dans le mur à côté s’ouvre un placard aux étagères recouvertes de papier colorié qui supporte de la vaisselle dépareillée : assiettes, bols, verres, couverts (je trouve tout magnifique, rutilant, réconfortant) et miracle de l’abondance après la dèche, des paquets de riz, de sucre, de farine, de tapioca, une bouteille d’huile, une panière remplie de pommes de terre, d’oignons et de têtes d’ail, une autre d’amandes dans leur coque poinçonnée. J’ai tourné la tête vers Baptiste et je lui ai lancé le même regard qu’à la Bonne Mère dorée un instant auparavant.  A la pile coule de l’eau bien propre et j’ai utilisé un des verres du placard : un véritable verre, rond, avec deux cercles gravés sur sa panse, pas un gobelet en fer blanc cabossé et crasseux, et j’ai bu mon premier verre d’eau civilisée depuis plus d’une année.  J’ai redécouvert l’indicible magie de ce simple  geste: se servir à boire, ne pas risquer la diphtérie ou la diarrhée. Tout à coup j’étais dotée d’yeux neufs et c’était presque douloureux de voir, voir à nouveau, un quotidien banal et propret autour de moi. J’étais décidée à révérer cette délicieuse banalité chaque jour de ma vie, à la retenir auprès de moi comme le plus extraordinaire des rêves. Il a du merveilleux à regarder ma petite sœur : toujours dans les bras de ma mère, elle lape plutôt qu’elle ne boit au verre que je tiens pour elle avec de petits claquements de langue satisfaits ; on dirait un chaton, l’eau pure lui coule partout sur le menton. Comme c’est douloureux d’avoir cru ne plus faire ce geste.  J’en ai les yeux pelés à vif de regarder ainsi mon nouveau monde - en craignant de le perdre comme l’ancien.

La fenêtre étroite laisse passer les courants d’air et donne sur une sorte de cour, un puits plutôt, dont la lumière verte se reflète sur l’émail d’une glacière. Je l’ai ouverte, la glacière, conduite par l’envie de contempler le plus de nourriture possible et de m’en gaver. Je veux en imprimer l’image sur ma rétine, l’odeur dans mon nez, avant d’en sentir la matière emplir ma bouche et lester mon estomac. Ma mère est béate (autant qu’elle puisse l’être). Baptiste, lui, tortille son chapeau entre les doigts - il constate notre plaisir et ça le rend heureux, le bel et brave homme. Les chambres ont chacune un lit de bois sombre au matelas nu, une armoire avec un miroir sur la porte, une petite table avec une bassine et un broc. J’avais toujours connu le confort de la salle de bain dans les maisons de mon enfance, mais ces bassines de faïence crémeuse et leur semis de bleuets m’ont paru ce jour le nécessaire de toilette le plus accompli qui soit et j’ai brûlé de me dévêtir, passer un linge trempé dans l’eau chaude et le savon pour effacer une à une les marques laissées par les deux dernières années de ma vie – je ne savais encore rien de l’art inaltérable du tatouage. J’ai frissonné et serré davantage mon manteau. On a entendu des portes claquer aux étages, des cavalcades dans les escaliers, des éclats de voix. Des voisins à côté, en dessus, en dessous, les trois étages de l’immeuble sont pleins comme un œuf. Baptiste s’estime heureux d’avoir pu mettre la main sur cet appartement. Il nous le répète, et je comprends bien qu’il se sent gêné de n’avoir pas trouvé un endroit plus confortable. Marseille est pris d’assaut par les réfugiés venus de toutes parts en Europe, espérant échapper à la nasse des ordres nouveaux en plein essor en embarquant pour les Amériques, Cuba, la Martinique. Fuir, sauver sa peau, c’est le mot d’ordre (et encore, à ce moment-là, Gabrielle, nous étions loin d’imaginer à quel point il était nécessaire de fuir, de trouver refuge loin, ailleurs, c’est te dire l’horreur de la suite). Marseille, c’est là où nous nous rassemblons tous, ceux qui voudraient y prendre racine et ceux qui sont juste de passage. Cet appartement, notre refuge, coûte les yeux de la tête mais de cela Baptiste ne dit mot.

Nous, nous sommes là pour rester. Nous l’affirmons pour nous en persuader. Il nous semble que nous avons mis assez de distance entre nos tortionnaires et nous. Pour la toute première fois depuis le début de la guerre en Espagne nous avons l’impression de respirer. Respirer, la poitrine se soulève librement, et le cœur flotte au milieu, à l’abri, tranquille.

            Mariluz qui est restée calme jusqu’ici, nous ayant octroyé le répit d’une bonne heure sans geignements ni pleurs, se rappelle à notre bon souvenir avec un hurlement suivi d’un sanglot bouillonnant. Cette gamine brame ainsi depuis sa naissance. Je ne peux pas décemment la blâmer : dans l’ordre naturel des choses, cette enfant serait morte cent fois - la vitalité de ses cris, sa grêle présence tiennent ou du miracle ou de la sorcellerie. Le cadeau de départ à la guerre de mon père à ma mère, qui nul doute s’en serait passée, du moins c’est ce que je me disais. Tant de douleur lui aurait été épargnée sans cette enfant (ne t’y trompes pas, Gabrielle, j’aimais ma petite sœur mais c’était un amour animal, primitif, cet instinct qui nous pousse à soigner, protéger, chérir ce qui est faible et sans défense ; peut-être que j’aurais aimé un chiot ou un chaton de la même façon). En mon for intérieur, je l’appelle la pisseuse les mauvais jours, ma Loulou les bons…

« Mesdames, avant toute chose, allumer le poêle et puis bricoler quelque chose à manger, non ? » Le poêle je l’ai repéré, dans le couloir aveugle, sans doute le centre de l’appartement, avec son seau plein à ras-bord de boulets de charbon. J’imagine déjà la vitre de mica se transformer en œil de cyclope rougeoyant, moi collée devant ce faisceau, essayant de faire dégeler la moëlle de chacun de mes os.

Ma mère m’a collé la petite dans les bras, ses langes étaient trempés, puants, ça m’a remis les pieds sur terre en moins d’une seconde. Agir. Il a fallu plus d’une heure avant que la chaleur se répande dans le poêle et chauffe suffisamment l’espace de la cuisine pour que nous cessions de grelotter - les plafonds sont si hauts et les recoins si profonds qu’ils baignent dans une ombre glaciale. En revanche, la gazinière marche parfaitement ; la bouillie de lait épaissie de tapioca que ma mère s’est hâtée de préparer pour Mariluz a été prête en un rien de temps. Elle avait tourné la cuillère en bois dans la casserole encore vêtue de son manteau, le cou entortillé dans une écharpe grise, raide de crasse, son fichu de laine mauve tout neuf noué serré sur la tête, tout comme  moi. Dissimuler la repousse maladive de nos cheveux tondus par les religieuses. Ces fichus sont le premier présent que Baptiste nous a offert au cours des quelques jours passés dans un village non loin d’Argelès, en attendant d’être suffisamment vaillantes pour prendre le train et gagner Marseille. Baptiste m’a montré l’armoire dans la chambre que nous devions partager ma sœur et moi. Là aussi, j’ai pu constater l’étendue de l’esprit pratique de mon beau-père : des langes pliés, des vêtements d’enfant, des draps, des taies de traversin, plusieurs couvertures épaisses. J’ai flatté les tissus, sentant leurs textures sous mes doigts avec un frisson assez proche du bonheur.

« C’est la voisine d’à côté et sa fille qui m’ont aidé. Elle m’a passé les vieux vêtements de son aîné. Des habits de garçon, mais ça devrait aller, non ? Elle m’a dit qu’elle récupèrerait quelques vêtements de ses filles, elle les avait donnés à sa belle-sœur. Peut-être que ça lui tiendra plus chaud, non ? »

Baptiste, les premiers temps de notre vie commune à Marseille, a ponctué ses phrases de « non » suivi d’un point d’interrogation. En ce qui nous concernait, il n’était sûr de rien. J’en souffrais presque de le voir s’efforcer à chaque seconde de nous ramener à une vie normale, comme s’il se sentait coupable que mon père soit mort, que lui-même ait survécu et que nous, femmes, ayons eu à subir le pire. Il me fait de la peine.

Mariluz a eu droit à un cul nettoyé pour la première fois à l’aide d’un liniment à base d’huile d’olive et d’eau de chaux : le liniment oléo-calcaire, ça s’appelle, et j’ai remercié la voisine pour avoir pensé à ce détail ; c’est une panacée ce produit, j’ai tartiné la gamine avec, je m’en suis tartiné aussi les mains et la figure : ma peau me brûle moins, mon corps se fait un tout petit peu moins difficile à vivre à cet instant. J’imagine que ça existait aussi là-bas en Espagne quand j’étais bébé, mais évidemment je n’en ai gardé aucun souvenir. Emballée d’un lange propre, d’une chemisette de coton, d’une veste tricotée, de petits pantalons courts en laine et de bonnes chaussettes, ma minuscule Loulou a été prête à être nourrie ; un bref répit, et quand les coliques lui ont tordu à nouveau les boyaux, nous avons fait de notre mieux pour penser à autre chose. Son ventre finirait par s’habituer à ces aliments, non ? Elle avait survécu si longtemps, elle allait bien tenir encore. Quand on pense qu’une seule embarcation avait suffi à ramener les vivants de l’île de Saturraràn sur la côte et qu’il en avait fallu trois pour les cadavres qui restaient (sans compter les transports des corps au cours des mois précédents car le sol granitique de l’île ne permettait pas les enterrements, même sommaires), j’en mettais ma main à couper, Mariluz grandirait, se mettrait à vieillir. Et tu vois, Gabrielle, j’ai eu raison. Elle a grandi, elle t’a faite et maintenant, c’est même devenu une vieille emmerdeuse de première bourre.

J’ai tenté de la distraire en chantant toutes les comptines qui me revenaient par bribes pendant que ma mère nous cuisinait un repas et que Baptiste faisait les lits. Dans la cuisine, l’atmosphère avait tiédi, la table était mise. Ma mère s’était débarrassée de son manteau, de son fichu. Elle avait débarbouillé son visage, et elle avait préparé une vaste omelette avec des pommes de terre, beaucoup d’oignons, et dans l’assiette, le gras un peu vert de l’huile d’olive invitait le pain, les doigts. Je voulais manger, m’empiffrer, me gaver, mais au bout de deux bouchées, j’ai eu un haut le cœur. J’ai contemplé la bonne nourriture avec regrets – elle ne passait pas la barrière de mes dents alors même que mon estomac se dévorait tout seul. « Ne t’en fais pas, elle ne va pas disparaître ton assiette. Il faut prendre le temps : tu manges une petite bouchée et quand ça sera descendu, tu recommenceras. » Baptiste m’a rassurée. Ma mère plus calme, ne s’était servie qu’une portion minuscule, elle l’a grignotée à petites dents, comme une musaraigne. « On va garder le plat au chaud sur le coin du poêle avec un couvercle, l’omelette ne sera pas perdue. » Mais moi j’avais perdu le fil, je m’étais endormie la tête sur les bras, encore emmitouflée dans mon manteau des jours d’avant la guerre. Plein d’accrocs, sali. Plus tard, j’ai senti qu’on me faisait lever, on m’a déshabillée et mise dans un lit – le poids des couvertures, le coton raide du drap sur mes jambes, mes joues. Le sommeil était profond et j’ai nagé parmi les rêves, en remuant faiblement. Je suis sur l’île, je suis toujours sur l’île, submergée, une Atlantide grotesque avec des visages blancs.

                Cette première nuit, j’ai pissé au lit. J’avais dix-huit ans, des draps propres, suffisamment de couvertures, la promesse d’un ventre plein même s’il me fallait une demi-heure pour déglutir la moindre bouchée ; personne ne viendrait me réveiller avant l’aube pour me faire trimer à m’en faire saigner les os, me pincer, me brûler les chairs, me tondre les cheveux, me frapper, personne n’essayerait de violer quiconque sur le sable d’une plage entre les tentes mal attachés des réfugiés, et oui, nous aurions des repas, de la soupe-du pain-du lait-des pommes-de-terre-des-œufs-du riz-du-sucre, pour tous les jours à venir (j’avais vérifié dans le placard et la glacière dix fois, me récitais la liste des provisions dans la tête comme un ave ou un pater) mais j’avais mouillé mes draps comme un bébé.

 

 

3

Lessive

Je me lève du lit, chemise trempée plaquée sur les cuisses, je pose les pieds par terre et c’est comme si je marchais sur des lames de couteau – ça me rappelle l’histoire de la petite sirène. J’essaie d’arracher les draps de ce lit qui voudrait m’accueillir, mais mon geste est faible, je dois m’y reprendre à plusieurs fois, et quand j’y parviens j’en fais une boule que je laisse tomber à mes pieds. Je me ravise et dégage un pan de drap pour m’essuyer. J’hésite un peu et puis j’utilise le liniment, celui destiné aux fesses des bébés, et je pleure en silence sans m’arrêter. Je suis séparée de mon corps, toutes ses fonctions m’indignent.

Ensuite, je me demande comment réparer les dégâts.

 Je me calme. D’abord, je me calme.

 A la cuisine je vais remplir mon broc d’eau à la pile, elle est glacée. Le robinet chuinte mais personne ne bouge. Le poêle brûle à petit feu, j’aperçois son rougeoiement à travers l’ouverture en forme de feuille d’érable ou de main aux doigts écartés, protégée par du mica translucide. Cette vision me permet de claquer des dents un peu moins fort. Dehors, autour des murs, entre les platanes de la place des Moulins, le mistral continue de mugir et de se démener. Par la fenêtre, je vois la lune pleine trônant haut dans le ciel, polie par le vent presque jusqu’à l’usure – on dirait un fantôme. J’avais l’impression de m’être éveillée au plus creux de la nuit et d’y avoir été abandonnée et puis j’ai aperçu Baptiste endormi sur un petit sofa qu’il avait tiré dans le couloir. Il est enroulé dans une couverture, il a le ronflement léger d’un homme jeune. Mariluz est silencieuse, je ne sais par quel miracle. Je m’enhardis à pousser la porte de la chambre en face de la mienne, là où dort ma mère et je vois ma petite sœur au mitan du lit, nichée dans le creux tendre d’un traversin qui entoure son corps. Finalement Baptiste ne partage pas la chambre de ma mère, ma sœur ne partage pas ma chambre,  j’en suis plutôt satisfaite et j’espère que cet arrangement-là durera. Ma mère dort en boule par terre, toute habillée, sur une pile de couvertures. Elle ouvre les yeux et je dis « chut, ce n’est rien ». Il nous faudra du temps pour apprivoiser les lits, pouvoir se laisser aller au sommeil. Ma mère me rejoint, je lui montre la boule de draps, désolée. A son tour, elle murmure « chut, ce n’est rien. »

Alors le deuxième jour de mon arrivée à Marseille, j’ai fait connaissance avec les bacs à laver dans l’entresol de l’immeuble, le savon parfumé au laurier, la mousse onctueuse, l’eau brûlante. Il règne un silence rempli de craquements, de friselis. La lumière filtre par des vasistas qui tremblent. Dans une lessiveuse remplie d’eau cendreuse mise à bouillir, j’ai passé la matinée à remuer du linge avec un grand bâton. L’eau bleutée a viré au gris brunâtre. J’ai lavé les draps, nos manteaux, les fichus. J’ai exprimé toute la crasse et la misère du tissu, je m’en persuade. Il faut se remettre à vivre chaque jour comme si notre passé pouvait disparaître - pour les vêtements, l’eau et le savon suffisent.

Et là, je rencontre Nine, ma voisine de palier, pour la première fois. D’abord c’est le claquement vif de ses chaussures à talon dévalant l’escalier de l’entresol qui me la signale. Mon cœur manque plusieurs battements, ma respiration se dérègle, je me sens prise en flagrant délit d’une faute innommable. Je m’attends à des cris, des coups, mais c’est un visage rond et rieur qui m’apparaît.

« Vous êtes les nouveaux ? On t’a déjà mise de corvée de lessive ? Elle a pas traîné ta mère, pas vrai ? »

J’hésite. Qui est cette fille ? Qui est-elle pour parler comme ça de ma mère ? Je mordille ma lèvre ne sachant comment répondre. Je gagne du temps en sortant le drap de la dernière eau de rinçage et j’entreprends de l’enrouler pour l’essorer.

« Attends, je t’aide, ça ira plus vite.

-         C’est pas ma mère. J’ai pissé au lit cette nuit. »

C’est sorti tout seul, peut-être par défi.

« Va pas te mettre martel en tête, moi, je me pisse dessous chaque fois que j’attrape un fou rire, et je peux te dire que pour rire, je ne suis pas la dernière. Ma mère, elle trouve que je ris trop, elle voudrait que je sois plus sérieuse, mais pffff… » Elle hausse les épaules et illustre son propos illico en pouffant.

Ma voisine, je l’ai aimée tout de suite. J’avais besoin que ça m’arrive, rencontrer une fille de mon âge qui riait. On a essoré tout le linge à quatre mains en un rien de temps et elle parlait, parlait, je me laissais écouter, sans crainte, dans la pénombre tiède et humide de la buanderie, dans l’odeur rassurante du propre, du remis à neuf.

Le mistral n’avait pas faibli, et il a fallu arrimer le linge sur une corde tendue entre les deux immeubles au-dessus de la rue comme me l’a montré Nine.

« Tu vas voir, ton linge, dans deux heures il est sec comme de l’amadou si tu fais pas attention, et après pour repasser, tu vas être obligée de le remouiller si tu le laisses trop longtemps. »

Elle, elle est née ici, elle a un an de plus que moi, elle vit là avec ses parents, sa sœur cadette Françoise (Fanette), son frère aîné, Philippe (Philou) et le benjamin, Pierre (Pierrot). Les nouveaux vêtements de Mariluz lui viennent de Philou – il a vingt-trois ans (c’est pour ça qu’ils sentent la naphtaline), va se mettre en ménage, probablement l’an prochain. Le liniment oléo-calcaire, c’est avec les compliments de Pierrot, tout juste un nourrisson, le caganis  comme dit Nine (j’entends ce mot pour la toute première fois) . Autant vous dire que dans cet immeuble, ça piaille et ça pleure à tous les étages, c’est plein de gosses. Nine (Jeanine, elle déteste ce prénom, voudrait s’appeler Gloria ou Jeanne, mais je ne lui demande pas pourquoi), Nine donc, fume comme un pompier, le haut de ses cheveux noirs, épais et lustrés, serrés sous un bandeau à pois ; moi, sous mon foulard, je dissimule trois malheureux centimètres de mèches raides plaquées contre mon crâne où je vois encore les stries pâles des cicatrices laissées par la tondeuse de la Panthère Blanche.

Nine, elle se met sur son trente-et-un pour embaucher à la savonnerie Savinien, comme sa mère, et le dimanche, elle met du rouge à lèvres pour aller danser, sa petite sœur Fanette à ses basques. Le père est marin-pêcheur, on le voit rarement mais il n’a pas l’air de rigoler tout le temps, pas comme sa fille aînée.

 Je ne comprenais pas toujours bien l’accent épais de Nine, mais comme dès le premier jour de notre arrivée elle m’a parlé à la moindre occasion, qu’elle me faisait écouter la radio et chanter avec elle jusqu’à ce que mort s’en suive (Au soleil de Marseille/Qué merveille/ Tout nous sourit/Sa douceur nous enivre/Nous fait vivre/Nous attendrit…) le français des livres enseigné par mon père s’est vite étoffé. Si je n’ai jamais complètement effacé mon accent d’origine, au bout d’une année de ce régime, on hésitait un peu avant de me déclarer étrangère. Mon enfance à Madrid et Oviedo s’est éloignée, Saturraràn en revanche est resté imprimé comme au fer rouge dans ma mémoire et j’ai continué à pisser dans mon lit la nuit, laver mes draps le matin, et Nine venait m’aider avant de partir pour la savonnerie. Ma mère ne disait rien, elle avait protégé le matelas d’une alèse, comme celui de ma sœur. Un jour, plus d’un an après notre arrivée, ce devait être fin avril (on avait déjà fêté mes 20 ans le 16) en plus de la pisse, j’ai pu nettoyer mon sang qui n’avait plus reparu depuis près de deux années. La nuit qui a suivi, j’ai dormi au sec. J’ai dormi lourdement, sans rêver, des heures et des heures. Ma mère s’est gardée de me réveiller et c’est la faim qui m’a tirée du sommeil. Hébétée, j’ai mangé un ragoût de pommes de terre et d’oignons agrémenté de lard avec appétit mais la dernière bouchée avalée, je n’ai eu que le temps de me jeter sur le palier et vomir avant d’atteindre les cabinets sous les yeux ébahis de Nine qui revenait du travail. Il était près de sept heures du soir. J’avais des crampes dans le ventre, la nausée, la tête qui tournait et ma mère m’a renvoyée au lit avec une boule d’eau chaude. J’ai saigné sept jours, le temps qu’il fallait pour me refaire au monde. Et je n’ai plus mouillé mes draps, un soulagement, parce que les séances de lessive au savon de Marseille m’avaient laissé les mains gercées, à vif, comme au plus terrible des journées sur l’île de Saturraràn et plus tard au camp d’Argelès. Je ne peux pas m’empêcher de continuer à nommer ces deux lieux, comme le maître-étalon de souvenirs hideux.

Au cours des premières semaines à Marseille, je ne suis donc pas beaucoup sortie de l’appartement, à peine un tour dans le quartier pour faire quelques courses avec Nine qui s’était fait une mission de faire de moi une marseillaise.

«Il faut que tu sortes de ton trou, c’est fini l’Espagne. Sors, bouge-toi » !

Je me suis demandée pourquoi Nine s’est entichée de moi comme ça, si vite. Espérait-elle pouvoir se libérer de Fanette le dimanche si elle avait la possibilité de dire à sa mère qu’elle n’allait pas au bal seule ? Oui. Elle me l’a dit tout de suite.

 « Mais quelle poisse d’avoir ma sœur à mes basques ! Au moins si tu étais là, on pourrait s’en payer une tranche sans personne pour cafarder ! »

En réalité, je crois qu’elle était tout simplement gentille. Le cœur sur la main. Comme Baptiste. Je me suis laissée aller : ça me faisait du bien, faire semblant d’être une fille normale. Pas un mot de Saturraràn, pas un mot d’Argelès. Elle savait vaguement par sa mère qui le tenait elle-même de Baptiste qu’on en avait sacrément bavé, d’où les petits vêtements, le liniment qui faisait le cul frais à ma sœur et dont je me servais moi-même pour me nettoyer lorsque je me réveillais noyée dans le pipi au milieu de la nuit. La famille Valentin se faisait un devoir de nous accueillir sans réserve, de nous faire sentir les bienvenues (ce qui faisait d’eux des gens d’exception, Gabrielle, d’exception, je dis bien). Les parents étaient au parti communiste mais pas Nine ni son frère Philou. Le soir de notre première rencontre à la buanderie, Nine m’avait offert deux foulards : un à pois blanc sur fond bleu marine, un vert à petits carreaux.

« Tu verras Rosalba, dans deux ou trois mois, on pourra te faire une coiffure, quand ces mèches seront à peu-près là. »

Elle avait passé un doigt léger entre la nuque et le crâne, ça m’a comme hérissé le poil et j’ai attaché en hâte l’un des nouveaux foulards, le nœud sur le haut, pour faire gai, pour faire joli.

Le jour, une bienheureuse routine s’est installée. Baptiste partait tôt le matin pour prendre le train jusqu’à Fos, une petite bourgade au bord d’un grand étang où en sa qualité d’ingénieur il contribuait au développement de Potès Aviation, une entreprise qui prenait de l’essor en ces temps incertains, d’après ce que j’avais compris. J’avais aussi compris que tout ne se passait pas très bien pour Baptiste à l’usine. On lui faisait payer son engagement à la guerre d’Espagne et lui, par défiance étudiait ostensiblement l’anglais à chacune de ses pauses ce qui était mal vu par son patron et son chef de bureau. Les camps étaient déjà nettement dessinés.

« Les Allemands vont pouvoir se glisser en France comme dans une pantoufle, » nous disait Baptiste, le visage sombre.

On avait absolument besoin de ses compétences, alors on le tolérait et lui avait besoin de son salaire, pour nous, alors il restait. La situation en France et en Europe se dégradait de jour en jour, Baptiste et ma mère s’attendaient au pire. Pourtant, à voir les gosses jouer dans la rue, les voisines aller leur train, on n’avait pas l’impression d’un danger imminent mais l’afflux des réfugiés venus d’Allemagne, d’Autriche, d’Espagne, les écriteaux signalant les abris contre les raids aériens  racontaient une autre histoire. Ma mère avait repris ses échanges de lettres avec une amie allemande qu’elle avait connu dans sa jeunesse à l’université à Madrid. Elle la suppliait de nous rejoindre à Marseille. En tant que chimiste, son mari pourrait trouver du travail à Fos avec Baptiste, cela ne faisait pas de doute. Quant à elles deux, elles pourraient travailler à leur écriture et leur chère peinture.

Baptiste et ma mère passaient leurs soirées en conciliabules. Ils étaient graves, l’un et l’autre. Il parlaient d’argent, de refuge, de sécurité, d’avenir incertain. Ils épluchaient les journaux dont Baptiste traduisait les mots les plus difficiles à ma mère et leur mine reflétait la crise et les remous qui nous conduiraient à la guerre ouverte sous peu. Mon père qui ne s’était jamais intéressé qu’à la politique et à la poésie l’avait prédit :

 « La guerre en Espagne est une répétition générale. »

« Komm, Lotte, bitte, viens s’il-te-plaît, j’ai besoin de toi, tu me manques », ma mère a-t-elle écrit à sa chère amie deux mois avant que la guerre soit déclarée. Il était déjà presque trop tard.

 

 

4

Un couple

Baptiste et ma mère, s’ils conversaient beaucoup, en revanche je ne les entendais jamais rire. Ils étaient comme prudents l’un envers l’autre, marchant sur des œufs. Je me posais souvent des questions à leur sujet, sans jamais les évoquer à ma mère bien sûr. Comment parler de mon père disparu, d’un remariage, d’amour, de sexe ? C’était inimaginable, impensable. C’est avec Nine, ma nouvelle amie (c’était tellement étrange pour moi d’utiliser ce terme à cette époque, Gabrielle, cela paraissait si léger, si frivole presque, d’avoir une « amie ») que je laissais libre cours à mes supputations, ce dont elle m’était profondément reconnaissante.

«Ils partagent la chambre en principe, mais pas le lit ; c’est ma sœur qui roupille dans le lit. Ma mère elle dort par terre. Et Baptiste, il a déniché un sofa dès l’après-midi de notre arrivée, ils l’ont monté avec le grand maigre, son copain, tu sais, Edmond il s’appelle… », avais-je révélé sans pudeur.

Nine avait hoché la tête avec intérêt ; le Edmond, elle l’avait repéré.

«A ma mère le lit, à Baptiste le divan, et le divan, eh bien je te le donne en mille, il est dans le couloir, » avais-je poursuivi.

Le matin il s’éclipsait vite, ne traînait jamais dans la chambre où ma mère dormait encore. Leur gêne était palpable. Ils s’entendaient bien, de cela j’étais sûre. Baptiste était un homme digne, qui aimait ses semblables et leur accordait toute sa confiance (chose qui m’émerveillait et m’irritait à la fois : j’avais tout le temps envie de lui crier d’ouvrir les yeux, bon sang). Je suppose que c’est cette disposition qui donnait à ses yeux, son visage une impression de beauté. Mais il n’était pas beau, non, malgré ses longs cils et son regard doux – il avait le menton un peu de guingois, le nez trop fort et déformé, cabossé, la peau marquée d’une série de petites cicatrices, des traces de brûlure, souvenirs de guerre, les sourcils broussailleux et noirs, mais je ne sais pas, c’était agréable de le regarder, de l’écouter. Il était d’une patience infinie, d’une grande gentillesse. Je le considérais comme une sorte de phénomène. Un exemplaire unique de la race humaine. Il commençait, très lentement, à me réconcilier avec l’idée que les hommes bons, les bonnes âmes existent. Lui, et la famille Valentin, nos voisins.

Je sais que ma mère avait été, comme on dit, terriblement amoureuse de mon père. Elle avait été son élève à l’université, elle tapait au propre le manuscrit de ses romans et ses poèmes, s’était retirée avec lui à Oviedo, loin de tout, sans mot dire, pour lui permettre de réfléchir et créer à son aise. Elle ne s’occupait de son propre travail d’écriture et de peinture qu’après. Mon père passait toujours avant. J’ai vu pleurer ma mère plus d’une fois. Petite fille, je ne comprenais pas. Ma grand-mère maternelle qui vivait avec nous pinçait les lèvres et arborait un air réprobateur des jours durant. Beaucoup plus tard, j’ai compris que mon père était un homme comme tant d’autres. Egoïste. Il pensait à lui, ses passions, ses engagements, ses aventures extra-conjugales, sa vie à lui et puis après, venaient ma mère et moi. Je ne l’ai compris qu’une fois parvenue à l’âge adulte ; en bonne petite fille, j’ai idolâtré mon père, sa fougue et sa bravoure. Et puis j’ai gardé cette habitude une fois parvenue à l’âge de raison. Même en comprenant combien il n’avait pas été un homme facile à vivre pour ma mère, à mes yeux, il est resté un père magnifique.

Pour en revenir à Baptiste, celui-là, d’homme, il était donc d’une toute autre espèce et je l’observais avec curiosité. Lui a aimé ma mère tout de suite, dès la première fois qu’il a posé les yeux sur elle, j’en suis sûre. Le souvenir est lointain, flou et tremblotant comme inscrit sur une toile flottant au vent. Nous sommes à Oviedo, sur la terrasse à l’ombre épaisse d’un mûrier. Il y a le cliquètement de la machine à écrire de ma mère, le manuscrit qu’elle retranscrit lesté d’un galet pour que le vent ne disperse pas les feuillets. Une bouteille d’eau, un verre à demi-plein ; mon père arrive du salon dont la porte-fenêtre ouvre sur la terrasse accompagné de ce bonhomme qui le dépasse d’une tête et dont il nous a si souvent parlé. Moi, je suis assise avec mes fils de couleur et une toile à broder à côté de ma grand-mère qui peste parce que, selon elle, je fais n’importe quoi au lieu de m’appliquer : « Rosalba, tu vas tout défaire et recommencer, ce n’est pas sorcier un malheureux point de croix ! »

 Je dois avoir dix ans. Ma mère en se levant bouscule la table aux pieds grêles et le verre se renverse sur le manuscrit, mon père rugit, mais Baptiste a déjà sorti un mouchoir et tamponne la page mouillée, plus de peur que de mal car mon père préfère le crayon gris à l’encre, seuls quelques mots sont délavés mais encore très visibles. Mon père peste, ma mère est rouge, embarrassée de sa maladresse, Baptiste est très calme, un incident sans importance à ses yeux, beaucoup de bruit pour rien, ou bien c’est qu’il est déjà possédé de l’infinie patience de l’amoureux vis-à-vis de l’objet de son amour. Il sourit en serrant la main de ma mère : « Je me présente, Baptiste Camoin, l’ami de cet énergumène que vous avez eu l’imprudence d’épouser. »

 Son espagnol est impeccable, un tantinet guindé. Il ne lâche pas ma mère du regard.

 

 

5

La surprise

« Il faut que tu dormes un peu Tante Alba, tu es encore trop agitée ce soir.

-         C’est la faute de ta mère, elle sait bien que si je mange de la viande le soir, j’ai du mal à m’endormir. Le cannibalisme, ça me reproche la nuit.

-         Tu exagères, personne ne t’as obligée à manger de ce rôti de porc, que je sache. Il y avait un merveilleux gratin de courge et tu n’as pas voulu le toucher.

-         Mais la béchamel, ma petite Gabrielle, c’est pire. C’est comme un bloc de béton qui me tombe sur l’estomac.

-         Tante Rosalba, tu le fais exprès d’être chiante avec Loulou ? »

Rosalba reste silencieuse un instant puis serre la main de sa nièce chérie et sourit. Elle s’est toujours demandée pourquoi Gabrielle appelle sa mère Loulou et non maman comme les enfants le font d’habitude.

« Il va falloir surveiller ton vocabulaire, toi. Mais oui, ce doit être ça, ma petite Gabrielle. Histoire de me maintenir en forme. C’est demain que tu accompagnes tes gosses à la classe verte ?

-         Ne m’en parle pas, je n’ai pas terminé les valises.

-         Alors tu ne me ramèneras pas à la rue des Treize Escaliers comme la semaine dernière ?

-         Ah non, demain, aucune chance que j’ai une minute à moi. Mais mercredi, j’ai tout mon temps. On ira, tranquille ; je voudrais te montrer quelque chose dont on m’a parlé. Après on filera rue de la Bibliothèque, tu feras ton tour d’inspection dans ton/mon atelier et tu seras de retour pour l’heure du déjeuner. Comme ça, pas d’histoire avec ma mère. Après, j’aurai largement le temps d’être à Aubagne pour assurer mon cours de broderie auprès de mes chères élèves de BTS : nickel ! »

Rosalba tapote la main de sa nièce, rassurée par l’emploi du temps détaillé qu’elle lui décrit avec tant d’obligeance.

« Tu es une bonne petite. Je ne sais pas ce que je deviendrais sans toi. Non, n’éteins pas cette lampe s’il te plaît. Tu as laissé mon thermos à sa place ? Mon album ? Mes lunettes ? Ma boîte ?

-         Oui, tout est en place. Tu peux te faire ton insomnie habituelle, tu es parée. »

Rosalba aime par-dessus tout que Gabrielle ne fasse pas un drame de sa vieillesse, de ses manies, de ses maux inévitables.

« Bonne nuit, ma fille.

-         Bonne nuit, Tatie, dors bien. »

Gabrielle, c’est le plus beau cadeau que lui a fait Mariluz, non que cette dernière ait eu l’intention du moindre cadeau. Un cadeau très involontaire, donc. Elle écoute les pas de sa nièce qui s’éloignent dans le couloir puis dans le gravier sous sa fenêtre. Ils descendent l’allée vers la maisonnette au fond du parc où Gabrielle est venue vivre avec ses deux enfants à la mort de son mari, deux ans auparavant. De son lit, Rosalba voit les fenêtres qui s’éclairent au rez-de-chaussée puis à l’étage, dans la chambre de Lucille et celle de Léo. Le rez-de-chaussée replonge dans l’ombre. Qu’a dit Gabrielle ? Ah oui. Elle n’a pas fini les valises pour la classe verte des enfants. Ils pourraient s’occuper de ça tout seuls à leur âge ; à 13 et 15 ans, on doit savoir faire une valise pour une semaine. Mais Gabrielle ne peut pas s’empêcher de les couver. Il va s’écouler un bon moment avant que la lumière paraisse aux carreaux de la chambre de sa nièce. Chaque nuit, lorsque Rosalba se lève pour se servir de son infusion de menthe poivrée gardée au chaud dans le thermos, et elle observe le va et vient entre nuit et lumière à la fenêtre de la petite. Est-elle bien parée pour ses insomnies à elle, ma Gabrielle ? Qui va s’occuper d’elle quand je ne serai plus là ?

                        

Gabrielle a tenu promesse. Les voilà, le mercredi, Rosalba et elle, à renifler les odeurs du Vieux Port. Elles ont trouvé une place pour le tas de ferraille qui sert de voiture à la jeune femme dans le parking d’Estienne d’Orves, sous-terrain depuis des années. Rosalba se souvient d’une époque où ce parking ressemblait à un jouet d’enfant en béton avec des rampes concentriques où faire rouler les automobiles. Avant, encore plus loin dans le temps, à cet endroit, il y avait un canal. En remontant encore les spirales du temps, qu’y avait-il ? l’embouchure d’un torrent ? Un marécage ? Peut-être que la mer se situait bien plus loin qu’aujourd’hui. Rosalba ferme les yeux, savoure l’instant, le parfum salé et frais de la brise marine. Une journée de plus sur la scène du monde, elle est prête à observer le spectacle.

Quai des Belges, l’Edmond Dantès accoste. Tôt en ce début de matinée, il arrive du Frioul, cet archipel rattaché au 7° arrondissement de Marseille. L’allure est lente sur la mer d’huile, pourtant il arrive à l’heure dite. Il fait la navette tout le jour pour une poignée d’insulaires et quelques dizaines de touristes. Si le mistral le permet, il s’arrête au château d’If. On y rend visite à ses fantômes fictifs, on y prend de jolies photos, des tas de selfies. Face au quai, à l’angle de la Canebière, une fille au volant d’une voiture des services techniques se gare dans l’une des zones interdites à la circulation, l’un des nombreux chantiers ouverts pour la transformation de la ville en capitale culturelle, la grande affaire du moment. Un ouvrier vêtu de son gilet fluorescent, comme un vacarme pour l’œil, replace aussitôt la barrière métallique pour empêcher l’accès à d’autres véhicules ; ici, le moindre espace est convoité, le parking en double file de rigueur.

« Regarde, Tante Alba, c’est Chirine, ma copine du club d’escalade dont je t’ai parlé. »

Une petite femme mince aux longs cheveux frisottés en vrilles de vigne s’approche d’un pas vif. Derrière elle, un grand gars à l’allure dégingandé sort du matériel de leur voiture : une caisse remplie de bombes de peinture, un tube de carton qui pourrait contenir des affiches, des gants en caoutchouc, un chiffon maculé de peinture blanche. Chirine plaque deux grosses bises sur les joues de Gabrielle.

« Salut ma grosse, comment tu vas ?

-         Ma grosse ? Tas d’os, va ! A part tes réflexions déplacées, tout baigne. Tiens, je te présente ma tante Alba. »

Chirine embrasse la tante Alba avec la même énergie que pour Gabrielle. Rosalba en est un peu secouée mais sourit à la nouvelle venue : elle lui trouve le visage avenant.

« Bon, Tante Alba, tu es prête pour la surprise ?

- Mais quelle surprise ? Je ne suis au courant de rien.

- Tu vois Tatie, c’est normal. Les surprises, en général, on n’est pas au courant. »

Gabrielle s’appuie affectueusement contre son amie vêtue d’un simple pull et d’un pantalon en toile largement déchiré aux genoux bien qu’on soit en novembre et rigole doucement.

« Pendant que Chirine et Edmond bossent, nous, on va s’installer et boire un café à la Brasserie de l’OM. Et après, on ira inspecter les travaux finis. Tu aimes ça, d’habitude. »

Elle prend sa tante par le coude et la guide vers une table qui reçoit le tout jeune soleil de cette matinée. Ce sont les premières clientes.

« Allez, zou, Chirine, gaspille pas les sous du contribuable, va travailler. On est là en observatrices bienveillantes. Si on est contentes du résultats, vous aurez droit à un petit café après. »

Chirine et Edmond s’écartent un peu de la table occupée par Rosalba et Gabrielle, vers le bord du trottoir. La jeune femme s’est emparé du tube en carton dont elle extrait une feuille de plastique souple format raisin perforée de lettres : un pochoir. Edmond, lui, consulte un plan sorti de la poche de son blouson plein de peinture multicolore. Il le consulte, attentif.

« Là », il déclare, « un peu plus à droite ». Chirine vérifie aussi le plan, ils prennent leur repères, histoire de ne pas se louper, positionnent le pochoir sur le trottoir dégagé et le fixent avec des bandes de papier collant. Edmond tire une brosse de sa caisse à outils et s’assure que la surface est bien nette. Il a retroussé les manches de son blouson et s’il arbore un bonnet tricoté, il s’agit d’une question de mode, pas de température, pense Rosalba en dénouant son écharpe et défaisant les premiers boutons de son manteau. Gabrielle enlève carrément le sien et remonte les manches de son pull. Ce mois de novembre affiche une surprenante douceur mais la menace d’un climat bouleversé par le réchauffement de la planète pâlit en comparaison de ce plaisir animal : offrir sa peau à l’air tiède ; on ne cherche pas plus loin.

« Regarde, Tante Alba, comme c’est beau, » soupire Gabrielle en étendant les jambes. Elle admire le Vieux Port face à elle, l’eau étale, ardoise.

« Je t’ai dit que Chirine et moi on va balader autour de l’île Maïre en kayak le weekend prochain ? » lance Gabrielle après avoir bu une gorgée de son expresso.

Rosalba hoche la tête, l’image de l’île nue comme un os effleurée par le soleil levant, là-bas à l’est du Lacydon émerge doucement de sa mémoire. Elle se sent bien assise ici en compagnie de sa nièce. Peu de monde encore pour profiter de cette exceptionnelle douceur matinale. Derrière elles, rien d’autre que la Canebière où déambulent quelques employés, livreurs, ouvriers, retraités, chômeurs, promeneurs. Rencognés contre les devantures des magasins encore fermés, des miséreux parfois accompagnés d’un chien serré contre eux essaient de prolonger l’oubli du sommeil. Si elle se penche un peu, Rosalba aperçoit le bout d’un manège à l’italienne immobile et déserté à cette heure. Si elle n’avait pas 92 ans, elle monterait bien à califourchon sur l’un des chevaux gris qui montent et qui descendent. Elle a toujours adoré ça. Quand elle regarde Lucille et Léo sur ce manège, elle a toujours les larmes qui lui montent au yeux tellement les souvenirs heureux affluent à cette vue. Elle ne devrait pas céder à la nostalgie. Mais pourquoi pas, au fond ? Son regard dérive à nouveau en direction d’Edmond et Chirine. Elle apprécie la précision des gestes qui signe l’habitude et la compétence, une procédure bien rôdée. Elle plisse les yeux pour mieux voir. Qu’est-ce-que c’est ? On dirait une affiche. Une affiche au sol. Pas bête. C’est vrai, quand on marche en ville, les yeux sont plutôt rivés au trottoir : il s’agit de se garder d’un rapprochement indésirable, de délimiter un territoire mobile, une zone où se retrancher en évitant de croiser les regards. Chirine, munie d’un aérosol de peinture blanche a bombé le texte à même l’asphalte en un rien de temps. Une déclaration au sol. Immanquable. Le rappel d’un événement ayant eu lieu, ici-même, soixante-treize ans auparavant. Une manière de franchir les frontières du temps, d’ouvrir une brèche et permettre un voyage : les disparus jusqu’à nous, nous jusqu’à eux, se rencontrer, se reconnaître. Avec délicatesse, alors que Chirine recule d’un pas et essuie l’embout de l’aérosol avec le chiffon récupéré dans la caisse, Edmond entreprend de retirer les bandes de papier collant et de soulever le pochoir. Sous les yeux rétrécis de Gabrielle, Rosalba porte la main à son cœur et ouvre la bouche, comme pour pousser un cri. Ses vingt ans viennent de lui sauter à la figure. Elle se retourne pour regarder la devanture de la brasserie de l’OM puis de nouveau elle regarde le texte luisant fraîchement émergé. Depuis qu’elle se promène sur le Vieux Port avec sa nièce pour tout lui raconter de ses premières années à Marseille, comment n’a-t-elle pas fait le rapprochement entre ce bar et cet autre il y a plus de soixante-dix-ans ? Ces bistrots, ils ont tant changé de mains et de noms qu’elle ne s’y est plus retrouvée. Rosalba se lève, un peu tremblante, pour bien lire :

Ici-Même

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Le café Au brûleur de Loups, sur le quai des Belges, fut pendant la seconde guerre mondiale, le lieu de rendez-vous de nombreux intellectuels, écrivains et artistes, réfugiés à Marseille. Il était fréquenté, en particulier, par les surréalistes.

Edmond et Chirine contemplent eux-aussi la vieille dame penchée sur le texte, Gabrielle s’approche également et passe son bras autour des épaules de Tante Alba. La peinture sèche et perd graduellement de son brillant. Rosalba finit par lever la tête, vers la mer, le bout du monde à sa portée, comme autrefois. C’est-à-dire au-delà des voitures imbriquées les unes dans les autres pour entamer la pénible traversée de Marseille ponctuée de coups de klaxon et de gueule tout le jour. L’émotion retombe. Tous les quatre retournent à la table et commandent d’autres cafés.

« Alors, ma surprise, tu en pense quoi ? demande Gabrielle.

-         Surprenante, ma fille, surprenante. Je suis juste déçue que l’endroit soit devenu la brasserie de l’OM ; j’ai toujours détesté le foot et en particulier l’OM.  Je pensais que mon Brûleur de Loup était plus près de l’angle de la Canebière. Mais bon, c’est loin, tout a tellement changé. Chirine, dites-moi, de quoi s’agit-il ? il y a d’autres pochoirs prévus dans la ville ? »

Et Chirine d’expliquer, parfois interrompue par Edmond qui est soucieux du moindre détail, le programme de renflouement des souvenirs de la deuxième guerre mondiale, comme des mines à rebours qui au lieu de raser et d’effacer, ressuscitent les lieux et les gens qui vont avec.

Pour l’heure, face aux embouteillages, face à la mer où un jeune cormoran pêche isolé à côté des pointus et des yachts, des touristes commencent à s’arrêter, seuls, par deux, par petits groupes et déchiffrent le texte sur le trottoir : des brûleurs de loups ? Des loups ? Des loups à Marseille ? Un guide armé d’un parapluie rouge explique à une troupe de japonais, dans cet anglais mondialisé et moche qui est à peine une langue, qu’il s’agit d’un poisson qu’on fait griller après lui avoir bourré le ventre de fenouil. Rosalba a brusquement envie de sauter sur ses pieds et d’aller lui tirer la manche à ce guide et de lui dire : j’y étais ! J’en ai mangé ! J’étais avec eux, ces surréalistes, comme vous les appelez ! Ce café disparu avec son nom qui évoque des pratiques occultes à l’étranger de passage, c’est pas juste ce petit pochoir sur le trottoir, c’était la porte d’entrée à un monde que je n’avais pas cru possible !

Mais pour ce qui est de bondir sur ses pieds, Rosalba n’a plus l’âge, alors elle sirote son café, emplie d’une nostalgie qu’elle laisse déferler en elle sans réserves. Dans le ciel de miroirs d’une vaste halle tout juste achevée pour orner l’esplanade du Vieux Port, il lui semble apercevoir, à l’envers, une jeune fille rieuse, foulard à pois noué sur de longues boucles brunes, un très ancien fantôme qui la salue de la main : Nine.

 

 

6

Lumière et torchon

On toque à la porte, c’est Nine, elle nous a apporté le pain et le journal avant de descendre à la savonnerie avec sa mère. Baptiste est déjà parti pour Fos depuis longtemps, je l’ai entendu se préparer avec sa discrétion coutumière. C’est un homme de silence, lorsqu’il se déplace dans l’appartement, il ne se cogne pas aux meubles, ne bouscule rien. Ses pas frôlent les tommettes rouges comme le feutre de pantoufles. Il ferme la porte sans jamais la claquer. Il s’en va mais son absence est légère. En fin d’après-midi, il rentrera. Il passera prendre ma mère, et ils iront flâner sur le Vieux Port avec Mariluz. Mais parfois, si j’accepte de garder la petite pisseuse, ils iront tous les deux, seuls.

  « Tiens, j’ai pensé que ça vous ferait plaisir à madame Dahlia et toi, le pain frais, le journal… »

Je les lui prends des mains, elle a l’air aussi fraîche et neuve que ce qu’elle a amené. Moi je suis encore en chemise, enroulée dans mon manteau parce qu’on fait attention au charbon du fourneau et qu’il fait un froid de canard, ma maigre repousse de cheveux collée sur un côté du crâne, trace de la nuit. Ma mère, en train de donner à Mariluz sa bouillie de tapioca au lait, s’applique à la remercier en un français fluide et naturel. Elle fait des progrès rapides grâce à Baptiste qui travaille avec elle tous les soirs sur un manuel de grammaire, un vieux dictionnaire et des journaux. Je les entends le soir jusque tard, les exercices de prononciation, les « buttes » et les « voûtes », les « tu vas partir si la guerre est déclarée ? », « peut-être qu’il faudrait aller à Londres » (ils retardent tous les deux l’instant de quitter l’abri de la cuisine pour passer dans la chambre, le lit, le couloir, le divan).

« Tu ne devrais pas m’appeler Madame Dahlia, mais juste Dahlia, » suggère ma mère.

Je propose à Nine un bol de café au lait.

« Non, il ne faut pas que je sois en retard. Aux actualités, on montre des ateliers avec des ouvriers qui chantent au soleil de Marseille, tu sais, la chanson que je t’ai apprise, mais en vrai, si tu es une seconde en retard, tu te fais houspiller jusqu’à la St Glinglin… Je voulais te proposer d’aller au cinéma ce soir, si madame Dahlia – Dahlia - est d’accord, c’est-à-dire. »

A ma mère, elle jette un coup d’œil où elle a peint l’entrain et l’enthousiasme, un coup d’œil qui semble promettre la bonne humeur éternelle, voire le bonheur. Nine sait exactement ce qu’elle fait. Elle m’a déjà invitée à plusieurs reprises cette semaine, mais j’ai refusé à chaque fois. En fait, elle compte sur la présence de ma mère, j’aurai du mal à résister à leurs efforts conjoints, il faudra bien que je m’aventure au-delà de la rue des Muettes, de la place des Moulins, non pas pour faire des courses ou alors me rendre à la bibliothèque avec ma mère, mais juste pour le plaisir.

« Je te prêterai une robe, si tu veux, » ajoute Nine.

« C’est bon pour ton français, d’aller au cinéma, c’est plus difficile que les livres ou même écouter les gens parler en vrai,  c’est un exercice excellent, et après tu m’aiderais, tu me donnerais des expressions nouvelles à apprendre,» intervient ma mère l’air de rien.

Alors, j’ai rendu les armes. De toute façon, je suis prête à aller plus loin. Cette nuit, quand ma mère est enfin parvenue à calmer la pisseuse qui pleurait, hurlait plutôt, je me suis détendue avec le silence retombé en flocons comme une ondée  de neige bienfaisante. Je pense à la neige parce que je vois le givre luire à l’intérieur des carreaux et à la lumière des réverbères, je distingue mon souffle en buée. Je n’ai pas attendu que le sommeil revienne, ça j’avais compris qu’il ne fallait pas insister, mais les yeux clos, je me suis promenée à l’intérieur de mon monde dont les distances m’étaient devenues inintelligibles. Je n’en étais plus effrayée, j’avais vécu des choses si terrifiantes comme, par ordre alphabétique : l’absence, le dénuement, le deuil, la distance, la faim, l’humiliation, la maladie, la mort, que j’avais appris à non plus regarder ces événements en face, mais à fixer un point dans l’espace, légèrement au-dessus. Je creusais, la nuit venue, des trous de mémoire pour y jeter des graines aux moments propices. Ce que voulait me donner Nine, c’était probablement l’une de ces graines.

Comme la petite boîte d’aquarelles et le carnet aux grandes feuilles blanches, épaisses, grenues, qui avaient fait pleurer ma mère de joie. Baptiste les avaient ramenés hier soir.

« Il y a une papeterie qui ferme rue de Rome, ils vendent tout à moitié prix. J’ai pensé qu’il était grand temps que tu te remettes au travail. »

Il avait peut-être espéré la voir reposer son épluche-légumes sur un coin de l’égouttoir pour se mettre à mélanger des couleurs illico, mais elle s’est contentée de caresser le papier du carnet et de tripoter la boîte en reniflant. Les gens veulent nous réparer mais tout prend du temps et on se sent honteux de ne pas les satisfaire. C’est pour ça que j’ai fini par dire oui à Nine. Accepter d’aller au cinéma, de porter une nouvelle robe, c’était plus facile que d’avoir honte de ne pas répondre aux efforts de ma mère, de Baptiste, de Nine. Tout comme la veille ma mère avait eu honte de ne pas s’emparer du cadeau de Baptiste et de redevenir l’artiste qu’il avait connu sans plus attendre. Je le sais, nous sommes faites du même bois.

 

Ma mère et moi avions organisé une vie à Marseille dont Mariluz était l’épine dorsale. Répondre aux besoins de cette enfant, veiller à ce qu’elle ait chaud, qu’elle soit rassasiée, qu’elle dorme bien, qu’elle soit propre, lui parler en français, l’encourager à tenir debout… A quinze mois, Mariluz se mouvait à quatre pattes mais l’apprentissage de la station debout - sans même parler du déplacement bipédique - ne faisait pas partie de ses ambitions. Le médecin que Baptiste nous avait amenées consulter n’avait pas manifesté d’inquiétude.  Le docteur Raquet. Dans ma tête j’entendais le mot raclée, un des premiers mots ajouté à mon vocabulaire lors de notre séjour à Argelès, et dans la salle d’attente de son cabinet rue de la République, je me sentais encore plus frêle et cassable que d’habitude. Je regardais ma mère et ma sœur installée sur des chaises rembourrées et couverte d’un antique velours vert mousse à côté de plantes en pot aussi faméliques qu’elles. Le plafond démesurément haut où se répercutait le moindre raclement de semelle, de gorge. Il y avait deux autres femmes avec nous avec trois enfants chacune, l’une crochetait un bonnet, l’autre feuilletait une revue après avoir ordonné à sa progéniture de se tenir à carreau. A côté de nous, ces deux familles avait l’air de péter la santé, d’avoir été mis au gavage pendant six mois dans les montagnes avant de faire constater les progrès par l’homme de science. J’avais honte. Lorsque notre tour est venu, ma mère a serré la main du médecin avec assurance, mais moi j’ai trébuché contre la petite table qui portait les revues et j’aurais voulu sortir en courant tant l’écho du bruit a ricoché comme une balle sur les murs et le plafond.

En fait de raclée, ce docteur Raquet s’est montré attentif et d’une bienveillance de père de famille. Il a tout de suite pris Mariluz des bras de ma mère sans qu’elle proteste et l’a laissée jouer avec ses lunettes à grosse monture d’écaille. Il a écouté ma mère raconter notre histoire et j’ai vu son visage comme se rétrécir, se flétrir. A la fin, il a toussoté et regardé ma mère longuement dans les yeux, silencieux. Que pouvait dire un homme bon à un tel récit ? Je me le figurais sans colère, donnant un baiser sur le front à son épouse soir et matin, s’attablant devant des assiettes de soupe de légumes et de rôtis cuits à point, s’encanaillant à la pêche ou à la chasse parfois le dimanche, aller au théâtre ou à l’opéra à l’occasion. Il devait lire les bons journaux, les bons magazines, pas de romans, et tailler des rosiers. Il devait rarement s’indigner. Ce n’était pas un homme en colère. J’ai pensé que ce soir il serait distrait et silencieux, qu’il ne finirait pas son assiette et qu’il épargnerait à sa femme le triste récit de ce que peuvent faire subir d’autres hommes, d’autres femmes à leurs congénères. Oui, c’était à n’en pas douter un homme bon. De ceux qui n’empêchent pas le mal d’advenir.

« Après ce qu’elle a dû supporter, je dirais que cette enfant est en fer ! Le bon air de la mer, du bon lait, beaucoup d’œufs bien frais, et vous verrez qu’elle va trotter avant que vous n’ayez eu le temps de vous retourner ! »

Il s’est voulu rassurant, la seule chose qu’il pouvait nous offrir, outre le soin qu’il a pris pour nous ausculter toutes les trois. Une infirmière en uniforme l’assistait et prenait des notes, visage neutre. Mon tour venu, ma mère est retournée dans la salle d’attente avec ma sœur serrant dans son poing une friandise au miel que le docteur avait sortie de son tiroir. Elle n’en avait jamais vu et ne savait pas encore quoi en faire. Bien sûr elle l’a portée à sa bouche et là elle a compris. De ce jour, le goût du sucre ne l’a plus jamais quittée. Ma mère avait eu la délicatesse de préserver mon intimité, mais d’une certaine manière, j’ai ressenti cette prévenance comme un déchirement. J’étais désormais une personne à part entière, plus son enfant à elle, elle n’avait plus à tout savoir du fonctionnement de ce corps qu’elle avait conçu et mûri ; c’est ce que j’ai cru.

 Le docteur Raquet m’a fait enlever mon pullover et a soulevé mon chemisier après avoir réchauffé le stéthoscope dans ses mains.

« Ne vous alarmez pas, je vais écouter ce que votre cœur et vos poumons ont à me dire. »

J’ai eu l’impression qu’une éternité s’écoulait, le moindre bruit dans ce cabinet loin du monde décuplé jusqu’à l’assourdissement. Un papier froissé, le frôlement d’une semelle de crêpe. Mes oreilles tintaient. J’avais mal. J’allais mourir. Le bon docteur Raquet prenait son temps et des gants pour me l’annoncer enfin : la Panthère Blanche a gagné la partie, vous serez morte demain. Vous souffrirez, mais ce sera bref.

« Tout est clair de ce côté, c’est rassurant. En revanche, il faut absolument reprendre du poids. Vous avez vos règles, jeune fille ? »

Je suis restée coite, les joues brûlantes.  L’infirmière m’a tendu mon pull et je me suis sentie à l’abri dans un terrier duveteux le temps que ma tête reparaisse à l’encolure. J’ai respiré un grand coup, regardé l’infirmière, et c’est à elle que j’ai répondu.

« Avant. Je les avais avant.

-         Vous vous souvenez du moment où elles se sont arrêtées ? Une date approximative ? »

Le sang suspendu. Sur le moment j’ai pris ça comme la preuve que je n’étais pas totalement abandonnée. Ne plus se réveiller dans une mare de sang poisseux sur mon grabat farci de punaises. Ne pas sentir de filet tiède rouler le long de la cuisse et s’écraser en grosses gouttes visqueuses sur le pavé du réfectoire à Saturraràn. Ne pas recevoir de gifle (l’aller-retour, main ferme et plate, un battoir de lavandière sur la figure). Espèce de souillon, saleté, pourriture, dépêche-toi de laver ça et disparais. Et nous disparaissions, avec notre sang. Certaines du moins, les plus chanceuses me semblait-il. Nos corps s’amenuisaient, il me semblait voir la lumière à travers la peau de certaines de mes compagnes, une lumière verdâtre, et le sang se tarissait. Fini d’entasser des rectangles de vieux torchons, de déchirer discrètement une bande de drap, de faire de la contrebande d’épingles pour fixer ces paquets de linge dans nos culottes, de se surveiller l’arrière-train avec nervosité en femelles soumises à des lois naturelles contrariées. Saignaient-elles ces femmes religieuses en habits immaculés ? Aucun fluide ne devait suinter d’elles, ni larmes, ni lait, ni sang. Des vaisseaux scellés à la gloire de Dieu et de l’Espagne franquiste.

J’ai répondu en évitant le regard de l’infirmière que je ne me souvenais pas bien.

« Votre corps va reprendre ses droits, vous allez voir. Puisque vous mangez à votre faim, vous allez reprendre du poids, et vos règles vont revenir, tout naturellement. Vous serez une jeune femme comme les autres. Et puis vous oublierez ce qui vous est arrivé. »

Mes joues cuisaient de honte. J’avais du mal à entendre un homme parler de mon corps et de ses épanchements intimes, de mon état de femelle, de ma part animale. Je n’avais qu’une hâte, c’était de me rhabiller et de partir.

Il a ajouté presqu’à voix basse :

« J’ai une fille de votre âge. Elle s’est fiancée dimanche dernier. Vous verrez, vous verrez. Vous oublierez. »

Oui, le jour, à la lumière, j’oublie, mon bon docteur Raquet. Garde tes mots sucrés pour toi. Tu veux croire ce que tu dis. Mais toi et moi savons bien que la nuit revient, hein ?

J’ai rejoint ma mère, une boule dans l’estomac. Une part de moi savait que ce médecin voulait aider, qu’il ne pouvait pas se représenter le pire. Mais une autre part le méprisait. J’ai froissé en boule sa prescription d’élixirs merveilleux qui nettoieraient ma mémoire, me dessineraient des seins et des hanches et me rendraient capable de rejoindre le rang des femmes, futures épouses, futures mères. Ma mère s’est fâchée : « Enfin arrête ces enfantillages, donne-moi cette ordonnance. »

 Elle qui se fâchait si rarement.

En tout cas, les conseils qu’il nous avait prodigués pour Loulou, nous les avons suivis à la lettre. Les coliques s’apaisèrent, elle dormait un peu mieux même s’il lui arrivait toujours de se réveiller au moins une fois au milieu de la nuit en hurlant. Dans la chambre que je partageais parfois avec elle pour laisser ma mère souffler de temps à autre, j’ai fini par laisser une lumière allumée ce qui n’allait pas tarder à poser un autre problème.

 

Dès le mois de mars 39, si peu de temps après notre arrivée m’a-t-il semblé, les autorités de la défense passive, à grand renfort d’affiches, avaient prévenu la population qu’il fallait que la nuit l’obscurité soit totale. Ainsi les avions ennemis passeraient au large, la ville camouflée dans l’ombre comme une grosse bête endormie dans les taillis. Nine en riait et se demandait si le soir, en promenant sur le port, il lui faudrait fumer sa cigarette sous un parapluie. Elle ne croyait pas si bien dire. Le comité de défense passive du quartier nous a enjoint de coller du papier bleu aux carreaux, de mettre des rideaux opaques aux fenêtres, de peindre les ampoules électriques en bleu, de fermer les volets le plus étroitement possible dès la tombée du jour. Le mardi 7 mars, exactement un mois après notre installation place des Moulins, il y a eu une répétition générale du black-out qui régnerait désormais sur la ville.

Entre sept et huit heures et demie du soir, toutes les lumières se sont éteintes sous les yeux attentifs des autorités civiles et militaires qui assistaient à l’événement du haut de la terrasse de Notre-Dame de la Garde. Avec Nine, nous étions montées à une petite terrasse aménagée sur le toit de notre immeuble et nous avions pris notre poste d’observation adossées au réservoir d’eau qui glougloutait de loin en loin. Ainsi perchées, au point le plus élevé du sommet d’une colline, nous nous sommes préparées à ce feu d’artifice à l’envers, comme le reste du quartier, le reste de la ville entière sans doute. Tout le monde se réjouissait à l’avance de l’efficacité avec laquelle nous disparaîtrions comme par magie aux yeux ennemis. A l’heure dite, les réverbères se sont éteints avec un bel ensemble, creusant des tranchées obscures le long des boulevards et des avenues. Puis des îlots noirs ont émergé au fur et à mesure que les habitants se conformaient à la loi. Il y a eu comme un silence lorsque la nuit s’est abattue ainsi, même le réservoir avait cessé d’émettre ses rots liquides derrière nous, il n’y avait plus un bruit humain. Soudain, le monde était vide, laissé aux gabians, au vent, au ressac. Oui, toutes les lumières se sont éteintes, et ce ne fut pas l’obscurité attendue. Le monde est simplement devenu blafard. Nine et moi avons levé la tête. La lune, gibbeuse, solidement arrimée au centre du ciel, encore pleine la veille et l’avant-veille, avait tout juste entamé sa déclinaison - à peine une ombre bleuté au côté gauche. Indifférente à nos affaires de guerre, elle répandait sur le paysage le même genre de lumière blême qui régnait dans notre cuisine lorsque nous l’avons regagnée, dégoûtées.

« Mais enfin, on y voit comme en plein jour ! » s’est exclamée Nine, dépitée. « Si des avions arrivent pour larguer des bombes, les pilotes auront tout le loisir de faire du tourisme avant. Viens Alba, allons voir d’en bas, ce que ça donne. »

C’était la seule qui m’appelait ainsi, jamais ma mère ni Baptiste n’abrégeaient mon prénom ainsi. Je la laissais faire, avec l’impression qu’ainsi je faisais mieux partie de sa vie, une vie normale, sans drame ni tragédie. Je l’ai accompagnée mais nous n’avions pas fait dix pas qu’un sifflet strident nous a stoppé net.

« Eh là, vous deux, vos cigarettes ! vous cherchez à nous faire repérer ou quoi ? Janine Valentin, ça ne m’étonne pas. La prochaine fois, je te verbalise, toi et ta copine. Et elle s’appelle comment, au fait ? Je ne la connais pas, celle-là ! » Nine s’est empressée de retirer ma première cigarette de la bouche (je veux dire la première cigarette de ma vie), de jeter la sienne pour écraser les petites braises révélatrices. Elle m’a tirée en arrière : « Nous rentrons tout de suite, monsieur Bompart ! »

Et nous nous sommes sauvées à son nez et à sa barbe, le laissant fulminer, tout pétri de son importance nouvelle dans le quartier. Elle pouffe de rire, moi je tousse : « Celui-là, c’est un con ! Il vous appelle les Espingos. S’il se rend compte que tu es espagnole, il est capable de nous la mettre pour de bon, son amende ! »

A partir de ce soir-là, avec le couvre-feu, nous sommes passés de la lumière d’aquarium diffusée par les fenêtres le jour, à une lumière sous-marine la nuit dès que nous allumions les ampoules peintes en bleu. Lorsqu’un cauchemar ou un mal quelconque éveillait Mariluz (et la maisonnée entière du même coup) nous nous retrouvions sous les vagues à suffoquer. J’ai fini par éteindre la lampe la nuit.

 

Sans y prendre vraiment garde, je me suis laissée aller à une sorte de manie. Une manie qui m’aidait à combler le vide sous mes côtes. J’avais l’impression, grâce à elle, de me fixer dans la réalité, au moins pour un instant. Je parvenais, dans les moments où je m’adonnais à cette curieuse passion, à sentir mes doigts et puis mes mains, mes bras et tout le reste de mon corps reprendre enfin consistance.

 Je me suis mise à ravauder un torchon.

Je ravaudais ce torchon qui avait accompli avec nous le périple d’Oviedo à Marseille, un torchon qui avait fait partie du trousseau de ma mère. Sa propre mère y avait brodé les initiales de sa fille au centre, un point de bourdon dodu qui traçait blanc sur blanc le D de Dahlia, le R de Rodriguez et le A de Altadill, le tout contenu dans l’espace élégant d’un triangle. J’admirais les lignes pures, le fil qui gonflait les initiales, leur donnait une vie propre, un relief intense - ces heures de travail dépensées sur un simple torchon de cuisine. Or, en le lavant, j’avais remarqué une éraflure sur le tissu, non loin du monogramme. La trame commençait à se défaire et un trou crevait la surface. Je suis restée longtemps à caresser cette déchirure, à l’agrandir insensiblement. Et puis je me suis emparée de la bobine de fil gris et du paquet d’aiguilles qui avaient voyagé avec nous et j’ai commencé à ravauder le torchon avec une sorte de rage. Je ne voulais pas que cette relique disparaisse, que ce morceau de tissu rendu précieux par le travail dont il avait été l’objet, aussi par son rôle insignifiant mais constant dans notre vie insouciante d’avant, soit réduit à l’état irrémédiable de guenille. Je n’avais pas de fil blanc pour rendre ma reprise invisible comme ma grand-mère me l’avait appris et la grisaille des points réguliers réparant trame et chaîne écrivait ma douleur, remplissait le vide à l’intérieur de moi comme à l’encre.

Pour travailler sans avoir à me crever les yeux, j’enfilais tous les vêtements que je possédais et j’allais sur la terrasse que m’avait montrée Nine le fameux soir du black-out. Dans la journée, j’aidais ma mère à faire les lits, épousseter, balayer, frotter, faire les courses. Ensuite, dans mon emploi du temps réglé comme du papier à musique, je consacrais le temps (de plus en plus long, il fallait le reconnaître) de la sieste de Mariluz à un programme d’études sérieux que ma mère avait établi pour moi à l’aide d’une série de bouquins empruntés à la bibliothèque : histoire, géographie, littérature, philosophie, sciences naturelles (un livre de botanique me fascinait tout particulièrement), mathématiques... Dahlia était intraitable : « Il faut que tu sois au niveau pour être admise dans un lycée, et ton français doit être impeccable, meilleur que celui des autres filles, parce que vois-tu, on ne te passera rien – comme le dit le père Bompard, tu n’es qu’une espingo pour eux. »

 Après ça, il me restait environ une heure de lumière du jour pour moi seule. Ma mère partait pour sa promenade vers le port avec la petite en compagnie de Baptiste. Ils flânaient puis s’installaient au Brûleur de Loups, un café où se retrouvaient beaucoup de réfugiés comme elle et où ils pouvaient échanger des nouvelles et se réconforter. Moi, emmaillotée comme un nouveau-né pour ne pas périr gelée, je m’adossais au réservoir d’eau dont les borborygmes  m’apaisaient et je m’appliquais à recouvrir toute la surface du torchon avec mes lignes au point gris. Ma grand-mère aurait été mortifiée de me voir travailler sur ce beau tissu avec du fil à repriser de cette couleur, presque de la suie, non pour ajourer ou exécuter de savants points de broderie et m’entraîner seule aux techniques qu’elle m’avait enseignées dans mon enfance mais pour y faire n’importe quoi, comme elle disait. Pauvre abuelita, ma petite grand-mère, Saturraràn et le typhus avait eu raison d’elle en un mois, et c’était peut-être une manière de porter son deuil que d’utiliser ce fil sombre pour recouvrir le linge de ce point courant sans rime ni raison. Je ne réfléchissais pas à ce que je faisais, je me contentais de recouvrir la surface au petit bonheur, dans un sens ou un autre. Il émergeait parfois de vagues motifs, je ne parvenais à rien faire d’autre que ces figures répétitives. Elles s’apparentaient aux listes que je me récitais dans la tête, des litanies consolatrices ou non pour occuper les trous de mémoire que j’avais creusés à dessein. J’avais oublié le bestiaire fantastique, les jungles et les jardins sauvages que j’aimais faire apparaître lentement sur les carrés de toile que me confiait ma grand-mère lorsque j’avais exécuté les points et les motifs qu’elle exigeait de moi. Je n’étais plus capable de rien faire d’autre que des cercles concentriques, des carrés emboîtés les uns dans les autres, des séries de bâtons rangés côte à côte, au mieux des losanges remplis de points qui se desserraient progressivement jusqu’à donner l’impression de s’effacer.

 « C’est tout ce que tu sais faire ? » m’a demandé Nine hier en tirant sur sa cigarette.

Elle était assise à côté de moi avec un magazine de mode ouvert sur un modèle de chemisier qui lui plaisait, boudinée dans les épaisseurs de pullovers, de châles et de bas superposées. La semaine d’avant il avait fait doux à crever et depuis trois jours il regelait à pierre fendre. Le ciel était plombé, grumeleux, glacé. L’air charriait un parfum froid mais plaisant qui me faisait penser à la neige, une neige lointaine que je n’avais jamais vue en vrai. J’ai soufflé exprès pour voir la vapeur sortie de ma bouche se mêler à la fumée de cigarette de Nine. Mes doigts engourdis tenaient difficilement l’aiguille et la progression de fourmi sur le linge noirci tenait du chaos. Je ne travaillais pas pour faire joli. Non.

« Regarde, ça, (elle tapotait du bout de l’index le chemisier du magazine), tu serais capable de le faire ?

-         Ravauder, c’est pas coudre. Encore, coudre, ce n’est pas le problème. C’est couper, le problème.

-         Toi, vraiment, tu ne me sers à rien. Et puis d’abord, si ça c’est du ravaudage, mon père, c’est le pape. Si ma mère me voyait faire ça sur un de ses torchons, elle me ficherait une trempe.

-         Je sais.

-         Et tu ne pourrais pas apprendre ? A couper ?

-         Oui, je peux. Mais à quoi bon ? On ne trouve presque plus de tissu à acheter.

-         Justement, on pourrait retailler les vieux vêtements pour s’en faire des nouveaux, histoire d’avoir l’air de quelque chose quand on sort. Et puis ça me déprime, toujours les mêmes nippes. »

Nina a tiré sur son col, l’air dégoûté.

« Je peux le rebroder, ton col, ça changerait, tu aurais l’impression d’avoir un corsage neuf. »

Elle a considéré mon torchon et ma bobine de fil gris un bon moment et j’ai vu qu’elle se retenait de rire.

« Tu es vraiment trop gentille, toi, mais non merci ». Elle a fait une moue dégoûtée et s’est levée. « Je n’ai pas envie que tu ravaudes mes cols, comme tu dis. » Elle s’ est étirée, s’est levée et a exécuté un pas de danse. Elle était belle à regarder, j’étais impressionnée par la sûreté de ses gestes, la façon confiante dont elle habitait son corps. Je l’enviais.

« Oh la la, qu’est-ce qu’on se gèle, comment tu peux supporter d’être assise par terre à ne rien faire d’autre que manier l’aiguille ? J’ai tellement envie d’aller danser ! Tu sais pas ? Hier, il y avait un bal dans une cave aux Accoules, la police a fait une descente : c’est interdit les bals ! Ils ont même arrêté plusieurs garçons et mon amie Laetitia est restée cachée sous des sacs de jute la moitié de la nuit. Tu imagines si la police l’avait arrêtée ? Son père l’aurait tuée ! En plus il lui a interdit d’aller danser. Il dit que c’est indécent d’aller se trémousser alors que son frère se fera probablement tuer quand la guerre éclatera. Un bon vivant plein de joie de vivre, le père de Laetitia, tu trouves pas ?»

Je n’ai rien répondu, je suçais mon index que je venais de me piquer méchamment. J’avais mis du sang sur le torchon.

Le lendemain matin, en grattant le givre qui s’était formé à l’intérieur des carreaux de ma fenêtre, je n’ai pas reconnu l’atmosphère à laquelle je commençais à m’habituer. Il m’a semblé que l’air était plus léger, cristallin, et il régnait un silence gai, plein de promesse. J’ai poussé le vantail et j’ai vu la neige. Les flocons tombaient serré, fins et denses, du sucre glacé, on ne reconnaissait rien de la rue, des escaliers. Les cordes à linge était enrobées d’une mousse délicatement bleutée et le linge qu’on n’avait pas rentré avait des allures de drapés en marbre. J’ai tendu les mains au-dehors pour sentir la caresse, oublieuse du froid polaire, et une cavalcade a retenti dans les escaliers.

« Il neige, il neige ! »

La neige, à Marseille, en mars. Un bref instant, je me suis installée dans mon corps, pleine de contentement, et c’est moi, après une brève toilette (il a fallu casser la glace à la surface du broc pour verser un mince filet d’eau dans la cuvette), qui suis allée chercher Nine. Je voulais déambuler dans ce monde tout neuf, blanc et doux, je voulais partager ce moment avec elle. Ma première neige.

Elle a tenu une semaine. Au bout du troisième jour, j’ai vu ma mère considérer le seau à charbon avec inquiétude. Le soir, elle s’est mise à faire des comptes avec Baptiste. Avec le rationnement qui commençait à se mettre en place dans plusieurs domaines du quotidien, la hausse du loyer, le froid glacial  et la nécessité d’y remédier, le manque d’argent se faisait sentir avec plus d’acuité. Anxieuse, même si je ne parvenais toujours pas à manger plus de quelques bouchées par repas, j’ai vu les provisions du placard se réduire à peau de chagrin. La nuit, la Panthère Blanche venait à nouveau soulever mes paupières  en les pinçant entre son pouce et son index de cire. Elle riait. Toute joyeuse.

 

 

8

Où l’on entend parler du Fruit Mordoré pour la première fois

 

La première fois que Gabrielle et Tante Rosalba ont exploré le quartier entre Porte d’Aix et Place Marceau à la recherche de la rue des Treize Escaliers, elles en ont été pour leurs frais. Cette partie de la ville était hérissée de chantiers, d’échafaudages, creusée de fosses et de tranchées. Gabrielle a guidé sa tante avec précautions, il n’aurait pas fallu qu’elle tombe et se brise les os sur ces mauvais trottoirs. Rosalba s’en est impatientée :

 « Tu peux me lâcher le bras, Gabrielle, je t’assure que tu m’encombres plus qu’autre chose ! Avec ma canne, je me débrouille très bien. »

 Gabrielle n’a pas insisté, elle a plutôt observé les parages, s’arrêtant par instant pour prendre des photos de façades taguées ou peintes de grandes fresques. Mine de rien, elle laissait à Rosalba le temps de progresser à petits pas jusqu’à son niveau, de faire des pauses. Elles sont restées un long moment devant une peinture qui tenait les trois étages d’un immeuble vraisemblablement condamné à la démolition : en noir et blanc, un bonhomme chauve, chemise ouverte, se contemplait le ventre effaré ; de son nombril jaillissait une avenue encombrée de voitures massées devant des gratte-ciel aveugles. Rosalba poussa un soupir :

« Je ne reconnais vraiment rien. »

Gabrielle a pris le temps de cadrer sa photo, de calculer le meilleur effet de lumière avant de proposer à sa tante d’interrompre leurs recherches. Elle avait peur des effets de la déception sur Alba.

« Non, dans cet article de la Provence, on disait qu’il reste quelque chose, je veux le voir. »

Rosalba s’est entêtée, Gabrielle a cédé. Et puis elles trouvent. Sur une façade grise, la plaque d’émail bleu marine encadrée de blanc qui annonce le numéro d’arrondissement, le deuxième, ainsi que le nom de la rue, Treize Escaliers, est bien là. Mais la rue elle-même n’existe presque plus. Elle aussi a été transformée en chantier : futures bordures de trottoirs empilées, tas de sable, de gravier où chats et chiens apprécient de laisser leurs traces, bois de coffrage, cabines de toilettes transportables, immeubles éventrés, viscères en plein air, lambeaux de tapisserie, cloisons peintes, tuyaux désolidarisés du réseau. Le gaz est coupé ; pareil pour l’eau, l’électricité, le téléphone. Les fils pendent mollement, en berne. Gabrielle et Rosalba considèrent ce bout de rue qu’elles ont eu tant de mal à localiser, les souvenirs de la vieille dame ne correspondant plus à la réalité.

Les deux femmes sont passées devant des terrains rendus au vague remplis de gravats inanimés, ont traversé des rues affairées aux boutiques pleines de vêtements scintillants et bariolés comme on en trouve dans les bazars d’Afrique du Nord, longé les vitrines de pâtisseries où des abeilles butinent le sucre des zélabias, des makrouds et des cornes de gazelle en pleine ville ; elles ont demandé leur chemin aux tenanciers des baraques à kebabs où se vendent des sandwiches aux frites et aux merguez. Passé l’animation de Noailles et de Belsunce, la marée d’hommes, de femmes et d’enfants a semblé se retirer et les voilà devant une laisse de bâtiments vidés de leurs occupants, en attente de rénovation, aire de jeu des peintres noctambules.

 Elles se tiennent devant le numéro 1. Le numéro 3 rue des Treize Escaliers, ancien siège de la coopérative du Fruit Mordoré aura-t-il échappé aux pelleteuses, au plan de réhabilitation du quartier ? La rumeur continue de la circulation (l’autoroute Nord n’est qu’à un jet de pierre d’ici), les clameurs des gabians, le hurlement des disqueuses, la puanteur de l’urine de chats mêlée à celle de chien et de vomi d’ivrognes parasitent leurs sens et les retient d’avancer. Rosalba a voulu remonter le temps et se sent à présent désemparée. Gabrielle, appareil photo levé, hésite à immortaliser le cliché désolant du temps écoulé sans avoir laissé de traces reconnaissables des lieux où des hommes et des femmes furent heureux, en dépit de tout.

Et puis à pas comptés, les deux femmes reprennent leur progression le long de la façade nord de l’immeuble. Les volets sont étroitement fermés sauf une paire au rez-de-chaussée qui s’ouvre sur une double paupière de parpaings, à la manière des yeux des chats malades. Personne ne doit plus entrer ici, s’installer, trouver un abri. Rien non plus ne doit filtrer au dehors des événements oubliés. Laisser les fantômes aux fantômes.

Rosalba s’appuie de la main droite sur le mur, de l’autre sur sa canne. Ses quatre-vingt-douze ans lui pèsent comme jamais. L’immeuble bas, tous orifices clos, fait face à la rangée rasée des bâtiments pairs, et au bout du numéro 1, à l’emplacement du numéro 3 il n’y a plus qu’un rectangle éblouissant de soleil, raclé, plat comme la main. Des plantes l’ont colonisé : sureaux, amarantes et daturas ; elles affectionnent les ruines et s’emparent du moindre pan de terre remise au jour. Au fond de cet espace, dans l’ombre, le plein cintre d’une cave béante. A l’intérieur, le squelette d’un escalier. Au-dessus, le mur intérieur de l’immeuble revêtu d’une couche de peinture jaune, délavée, marquée par les frontières d’anciennes cloisons mais aussi de fresques urbaines pleines de couleurs vives. Encore plus haut, le ciel dégagé, pas de vent : les gabians tournent, s’appuyant sur une aile, puis l’autre, se laissant porter par les courants, paresseux, insatiables, toujours à l’affût de nourriture. Sur les tuiles faîtières encore intactes, une communauté de pigeons mène une autre vie. Un chat, installé sur un tas de palettes reléguées contre le mur, toilette avec minutie sa fourrure de fauve citadin. Gabrielle se déplace sans faire de bruit, laissant à sa tante qui renifle un peu de champ à ses émotions. Elle cadre la bête et actionne le déclencheur de son appareil photo. Le chat interrompu dans le démêlage d’une bourre tenace sur son ventre moucheté reste langue dehors, le rose vif tranchant sur les babines brunes.

« Minet, viens mon chat, » fait Rosalba qui s’est un peu reprise. « C’est peut-être un descendant de la minette qui logeait au Fruit Mordoré. »

La tante Alba avance main tendue en faisant de petits claquements de langue, mais le chat en a assez de ces intruses et s’enfuit prestement.

« Appelle un taxi, va, Gabrielle. Je suis morte de fatigue. Je ne me sens pas de redescendre à pied jusqu’au port.

-         Oui, tante Alba. Viens, on va se poser dans ce bar, tu vas prendre un thé sucré, ça te remettra.

-         Et un zélabia.

-         Exactement, un zélabia.

-         Et pas un pour deux. Un chacune.

-         Tu crois que je t’aurais laissé ma moitié de zélabia ? Tu rêves ! »

Un peu plus tard, le taxi les récupère pour les ramener cours d’Estiennes-d’Orves. Elles se sont tenues au bord du trottoir, tout près d’une autre des œuvres de Chirine et d’Edmond. Non pour éviter de souiller la peinture mais plutôt par superstition, la tante Rosalba contourne le pochoir avec soin et évite d’y poser les semelles de ses chaussures.

Ici-même 2013

www.ici-même-2013.fr/31

Place Jules-Guesde (rue des Présentines), prison des Présentines 1949-1944

En 1940-1944, de nombreuses résistantes et indésirables furent incarcérées dans cet ancien couvent, devenu une prison pour femmes, vétuste et insalubre. Les bâtiments sont aujourd’hui remplacés par ceux du Conseil Régional.

 

Rosalba frissonne en prenant place dans le taxi. Elle ne peut s’empêcher de prendre la main de Gabrielle qui y dépose un rapide baiser.

 

 

9

La Panthère Blanche

 

Mes cheveux ont commencé à repousser. J’ai pu les coiffer un peu, avoir l’air coquet. Il m’est arrivée, un dimanche, d’emprunter le rouge à lèvres de Nine. Pendant plusieurs minutes d’affilée, j’ai pu m’imaginer jolie – ça ne dure pas mais la sensation est agréable. Je me suis aussi désolée de ma garde-robe miteuse, constituée d’une paire de sandales de corde et d’une paire de gros souliers de cuir légèrement trop petits, de deux robes en coton, l’une verte à pois blanc, l’autre à petits carreaux rouges, d’une jupe de grosse laine marron, d’une autre fine, grise, impossible à porter seule cet hiver qui ne veut pas lâcher prise et qui me sert de jupon. Et encore deux corsages maussades, un pullover étriqué, une veste tricotée, deux foulards offerts, un fichu épais et mon manteau. Le tout tiendrait dans une valise, mais nous n’en avons pas jugé utile d’en acheter une.

Ma mère était heureuse de voir revenir mon goût pour ces choses futiles. Un joli vêtement.  Une image agréable que j’aurais envie de donner à regarder, pour un instant. Aussi, elle s’est employée à restaurer ma garde-robe avec les moyens du bord. J’admirais son habileté et sa capacité à métamorphoser une guenille en habit neuf, élégant. Même si elle ne partageait pas du tout le goût d’Abuelita pour les travaux d’aiguille, des années d’enseignement sous sa férule implacable avaient laissé des traces. Elle avait su retourner le manteau comme un gant et cacher la misère dans laquelle il avait traîné. Je continuais de la sentir, là, qui grouillait comme de la vermine entre la soie de la doublure et la laine bleue marine (ce fut un beau vêtement, autrefois, avant tout ça) mais il me rendait un air pimpant. Elle avait aussi coupé et cousu une paire de pantalon en toile et un chemisier léger ( les taches avaient été découpées, rebrodées et fondues dans un motif floral ajouré qui laissait Nine pantoise). J’aurais pu en raffoler de ce chemisier une fois le printemps réinstallé, comme Nine, exactement comme cette fille sans passé, le porter avec fierté et un peu de vanité si… si la Panthère Blanche n’était pas sortie de la cage où je la maintenais avec précaution. A tout instant je vérifiais les chaînes et les verrous, mais ça n’avait pas suffi.

Au tout début d’avril, au petit matin, alors que le givre recouvraient encore les vitres à l’intérieur de la chambre d’une fine pellicule grenue, Baptiste est venu toquer à ma porte. J’avais reposé seule, sur un bord du lit, au sec et au chaud dans mon manteau refourbi, ma mère ayant gardé Loulou près d’elle. Je l’admirais, ma mère. J’admirais la façon dont elle s’emparait de cette nouvelle vie avec une rage de bouledogue. Je l’ai tout de suite senti à la façon dont elle s’est acharnée à maîtriser notre langue refuge. Elle se construisait, nous construisait, un château fort de sons, de vocables et de grammaire - elle ne me laissait aucun repos à ce sujet. Et je la suivais volontiers : mes pensées en français entortillaient dans un filet aux mailles beaucoup plus serrées la forme repoussante de Sœur Maria Aranzazu Velez de Mandizabal que dans ma langue natale – l’espagnol suscitait l’apparition de cette femme violente, de cette folle meurtrière ; le français la subjuguait. La Mandizabal. Il ne faudrait plus prononcer ce nom. C’était comme susciter un démon du plus profond de l’enfer. Elle n’était jamais loin. Ce matin-là, elle s’incarna dans la forme de Baptiste toquant doucement à ma porte une lettre à la main. Nous nous sommes retrouvés dans la cuisine plus tôt que de coutume. Ma mère avait relancé le poêle avec les derniers morceaux de charbon qui restaient et préparé un café au lait. Je n’ai pas touché à mon bol. J’attendais, en suspens.

« La prison de Saturraràn a fermé définitivement au début du mois. J’ai reçu hier une lettre de Rosario Mercadal, une femme qui a combattu avec la cellule de ton père. Elle a aussi envoyé cette coupure de journal. »

J’ai hoché la tête, je reconnaissais ce nom.

« C’est fini. »

C’est fini ? Il parlait comme le bon docteur Raquet. Fini ? Qu’est-ce qui est fini ? Les morts ressuscitent, les bourreaux sont repentis, on pardonne et les souvenirs, les cauchemars s’effacent à tout jamais ? Le cerveau récuré, la peau muée, les organes renouvelés cellule après cellule, purifiés du mal ?

Je regarde ces femmes sur la photo, plantées comme un massif d’iris, élancées vers le ciel. Certaines ont de long cheveux sur les épaules retenus par des rubans de couleur claire (des pensionnaires du couvent ? Certainement pas des prisonnières…). D’autres, les glaives de Dieu, portent un voile encadrant sagement le visage. Au centre, la stature robuste de la Panthère Blanche, le drapé de sa tunique, de son voile soulevé par une petite brise, ses sandales écrasant la roche grise de Saturraràn, tirant sa force d’un rhizome maléfique capable de traverser les océans, les continents et de faire ressurgir d’autres démons à l’image de cette femme, la Mandizabal. Qui a pu penser une seule seconde que les femmes ne sont pas capables des mêmes horreurs que les hommes ? Va Gabrielle, je te rassure, tous les humains naissent avec le même potentiel et les femmes sont des hommes comme les autres.

Fini. Elle bien bonne celle-là.

Je considérais la coupure de journal illustrée de sa photo poussée vers moi comme on considère une araignée grasse et velue, incongrue et ignoble parmi les bols du petit déjeuner. Je me suis levée sans toucher à rien. Dans ma chambre je me suis à peine débarbouillée, j’ai enfilé mes couches de vêtements informes avec des gestes mécaniques. Je suis sortie en évitant les regards de ma mère et de Baptiste, j’ai refermé la porte sans bruit pour ne pas alerter Nine : j’avais besoin d’être seule.

Je ne saurais plus dire où mes pas m’ont conduite, j’ai marché sans pouvoir m’arrêter, j’ai tracé droit, tourné à angles brusques ; le mistral qui s’était levé avec le jour cinglait mes joues et je ne sentais plus mes mains ni mes pieds. Si je faisais mine de m’arrêter, la Mandizabal se dressait devant moi et de sa gorge montait un ronron de félin satisfait. Je ne la savais plus sur Saturraràn, je n’avais aucune certitude quant au nouveau lieu où elle établirait son empire, libre ou prisonnière. Elle existait donc partout. A tout instant, elle pouvait surgir, pousser un feulement, s’emparer de moi.

Comme le jour où les oranges jetés par les pêcheurs d’Oviedo avaient atteint le rivage de Saturraràn. Dissimulée dans une faille au bord de l’eau (ma cachette coutumière quand de loin en loin je pouvais m’échapper un peu de l’atelier ou de tout autre lieu où j’étais censée accomplir mes corvées), le jus d’un fruit poissant mes lèvres, j’avais pris la décision de repêcher le plus d’oranges possible, de les cacher dans un trou du rocher pour les distribuer plus tard, en secret. J’avais baissé la garde, je ne l’avais pas entendue venir. Mon dos fut brisé d’un violent coup de canne et je me suis effondrée à genoux sur les moules coupantes que la marée commençait à découvrir.

« Traînée, bonne à rien, fille d’ordures, tu croyais que je ne remarquais pas tes disparitions ? »

Un autre coup frappa le côté de mon crâne, mon oreille s’embrasa et je me mis à vomir une glaire acide.

« Qu’est-ce que tu manigances, espèce de saleté ? Où as-tu volé ces oranges ? Mais qu’est-ce que c’est que ça ? » 

Elle utilisait à présent le bout de la canne et ponctuait chaque syllabes de coups sur la cage serrée de mes côtes, je suffoquais et ne parvenais même pas à crier. Non que ça pût servir à quoique ce soit, mais j’avais ce réflexe de chercher ma mère, maman, aide-moi, aide-moi.

Les coups s’interrompirent, deux nonnes étaient accourues à la rescousse de leur mère supérieure et elle s’exclamaient en désignant les fruits abandonnés sur le sable au-delà des rochers. Au loin, contre la ligne sombre de la côte, les voiles des barques de pêche s’amenuisaient.

« Tu vas apprendre que je ne plaisante pas, moi. Lève-toi, lève-toi je te dis. »

Elle s’empara d’un bras tandis qu’une autre nonne me donnaient des coups de pied aux fesses pour aider à la manœuvre. La mer se retirait, et elles me trainèrent en passant par le sable au mépris des flaques salées qui trempaient leurs jupes blanches jusque vers une portion redoutée de l’île. Sur le rivage, creusée en partie dans le granit, face à la haute mer, se tenait une ancienne resserre à bateau fermée par une grille rouillée. Les hurlements sortirent enfin de ma gorge et je me débattis. J’envoyais les mains, les pieds, les ongles, les dents, mais la Mandizabal eut raison de moi d’un bon coup de canne sur la tête. Hébétée, aveuglée par le sang de la blessure qu’elle venait d’ouvrir sur mon front, je me laissais jeter sur le sable trempé de la resserre. Je suis tombée sur les débris d’une embarcation pourrie où des balanes déchirèrent les paumes de mes mains. Alors que la Panthère Blanche fouillait le trousseau de clés attaché à sa ceinture, j’ai cherché à me redresser, la tête serrée dans un étau pulsatile, mais le sol visqueux se dérobait sans cesse sous mes pieds, mes jambes me refusaient tout service. Je sentais ma salive couler entre mes lèvres ouvertes comme un chien qui bave de douleur. Et j’ai entendu les tours de clé fatidiques dans la serrure. Peu nombreuses étaient les femmes qui ressortaient vivantes de cette resserre, je le savais. Au-delà des grilles, la grève luisait et loin, la mer retirée scintillait, calme, sous une brume bleutée.

Pendant plusieurs heures je suis restée nouée à la grille, guettant la frange d’écume. A un moment les rayons du soleil sont entrés profondément dans la resserre qui se prolongeait assez loin pour former une grotte au plafond abaissé au fil des années à cause du sable ramené du large par les marées successives. Et puis l’eau a commencé à me lécher les orteils.

 Le premier jour, je n’ai pas pensé ni à la faim, ni à la soif. J’essayais juste de résister au sommeil du froid, à la torpeur qui m’ incitait à lâcher la grille au risque d’être emportée par la marée jusqu’au fond de la grotte où je me serais noyée. Mon esprit était vidé de tout autre objectif. Tenir. Tenir la grille. Tenir éveillée.

 La mer est montée trois fois, s’est retirée trois fois avant que la Mandizabal ne vienne me délivrer elle-même. J’ai vu sa surprise.

« La prochaine fois, je t’enfermerai à la pleine lune. Tu auras moins de chance. »

J’ai compté sept femmes qui avaient eu moins de chance. De retour au monastère, mes jambes ont de nouveau fondu sous moi ; ma mère et une autre prisonnière ont eu l’autorisation de me traîner jusqu’à l’infirmerie. Je n’ai pas d’autre souvenir que la sensation de froid à l’intérieur de mes os, un froid brûlant qui me faisait grelotter. Si, je me souviens d’avoir cherché ma mère à plusieurs reprises mais j’étais seule, encore une fois.

La nuit venue j’ai retrouvé le chemin de la place des Moulins, les escaliers raides gravis un à un, je n’ai croisé personne, je veux dire je n’ai pas croisé Nine. Je n’aurais pas supporté sa figure joyeuse, sa bouche prête à rire. En revanche ma mère était assise seule dans la cuisine, devant elle une feuille couverte de ce qui semblait être des essais de couleurs, un gobelet d’eau salie à sa gauche. Dans le couloir flottait un parfum de ragoût chaud, je me suis demandée comment Baptiste pouvait dormir sur son sofa avec cette odeur pénétrante dans les narines.

Ma mère m’a prise dans ses bras. J’ai résisté à son étreinte un instant, puis je me suis laissée aller contre elle. Elle me caressait le dos à petits mouvements circulaires, très lents, très doux et ne disait rien. Je ne pleurais pas mais une irrésistible envie de m’endormir s’est emparé de moi. Elle me conduisit à ma chambre, m’aida à changer de vêtements, plaça une boule d’eau chaude entre mes draps, toujours sans mot dire. Comme on le ferait pour un enfant, elle me borda, m’embrassa le front et sortit de la chambre en laissant la porte entrouverte sur la lumière de la cuisine. Pas un bruit, hormis le ronflement léger de Baptiste. Dehors le mistral s’était apaisé et ne labourait plus les tuiles des toits alentours. Lorsque je me suis réveillée au petit matin gris, j’étais par terre sur mes couvertures, mes draps et ma chemise trempés d’urine en boule à côté de moi.

 J’allais commencer la journée par une nouvelle séance de lessive à la buanderie au sous-sol, Nine passerait m’aider à essorer les draps, elle poufferait en me racontant une histoire de la savonnerie Savinien ou une frasque concernant son frère ou encore en détaillant la façon dont un garçon l’avait regardée la dernière fois au bal. Elle me dirait : « Viens avec moi dimanche, je te prêterai encore ma robe et mon rouge à lèvres. » Je dirai oui. Je l’ai décidé à cet instant, avec fermeté. Je me le suis promis. Pour ne pas laisser gagner la Mandizabal.

 

 

10

Préparer la guerre

 

Le 2 septembre 1939, des affiches ont envahi  les murs de Marseille comme une lèpre. Une police de caractères nette, très administrative, informait la population que nous étions entrés en guerre. Ce n’était pas une surprise, bien sûr, mais ça nous a tout de même fait un choc. En bas de l’immeuble, les gosses ont joué à se canarder et à faire des prisonniers toute la journée. Lorsqu’elle est rentrée du travail, vers sept heures, Nine est venue me chercher pour qu’on aille traîner sur le port mais je n’en avais pas envie. Elle s’est laissée tomber sur mon lit, étendue de tout son long, levant une jambe, puis l’autre.

« Regarde, j’ai filé mes bas. Ma mère dit qu’il faut les repriser avec un cheveu en guise de fil. Avec mes cheveux noirs, ce n’est même pas la peine d’essayer. Et puis je ne sais pas si tu as vu, acheter une paire de bas, c’est comme acheter de l’or ! A la savonnerie, il y a des femmes qui parlaient de se teindre les jambes avec du brou de noix… Dis, tu m’écoutes ?

-         Mais oui, je t’écoute, ça fait un moment que je les fais durer mes bas. Et puis je trouve que les pantalons, avec le froid qu’il fait ces jours-ci, c’est bien mieux.

-         Sortir en pantalons ? J’entends déjà le contremaître à la savonnerie…

-         Il aura d’autres chats à fouetter celui-là, crois-moi !

-         Vous avez retiré vos cartes de rationnement ? Dans le journal ils disent que ce n’est qu’un début, on n’a encore rien vu.»

Depuis un moment déjà se faisait sentir la pénurie de certains produits, le pain, les œufs, la viande, le charbon et toute une kyrielle d’articles utiles ou essentiels à la vie courante. La presse annonçait des temps où il faudrait veiller à la plus grande économie pour s’ajuster aux exigences d’une guerre. Et comme le papier manquait, les journaux s’amincissaient tout en consacrant chaque jour des rubriques aux astuces que les ménagères devaient employer pour mener leur barque : réduire les temps de cuisson, fabriquer des marmites norvégiennes (engin que Baptiste construisit pour nous ainsi que la famille Valentin et qui consistait en une caisse isolée conservant la chaleur et permettant de finir le mijotage des ragoûts, économisant ainsi le gaz et le charbon). En août, nous avions reçu nos premiers tickets de rationnement - le salaire de Baptiste couvrant juste les dépenses essentielles, comme le loyer qui augmentait en même temps que les exilés confluaient vers Marseille ; pour notre famille, le pli était déjà pris. Ma mère se demandait si elle pourrait me trouver (et payer) toutes les fournitures exigées sur la liste expédiée par le lycée qui m’acceptait à la rentrée – les tests qu’on m’avaient administré m’autorisaient à préparer mon bachot aux côtés d’autres jeunes filles françaises en classe de terminale. Je serais la plus âgée de la classe. J’aurais vécu d’autres choses. Et j’aurais voulu faire comprendre à ma mère que je préférais nettement continuer mes leçons avec elle et Baptiste plutôt que refaire l’expérience de la scolarité après une si longue interruption. Mais à la façon dont elle pinçait la bouche et baissait le front sur l’une ou l’autre des tâches qu’elle s’imposait au long du jour, je comprenais que le moment n’était pas encore venu. Et puis je pensais à mon père, à la mortification qu’il éprouverait si par quelque moyen de communication miraculeux avec l’au-delà il apprenait que sa fille renonçait à des études en bonne et due forme, à l’université. Jamais il n’avait été question pour moi de trouver un époux d’un rang social convenable, de me conformer au destin de la plupart des filles. Ma grand-mère pouvait manifester sa désapprobation, je le sentais à certaines froideurs parfois au cours des repas familiaux, mais ni mon père ni ma mère ne faisaient mine d’écouter ce qu’elle avait à dire. Je devais être une femme libre et disposer des outils pour élaborer ma pensée, construire ma propre vie.

« Tu pourras décider en toute connaissance de cause si tu veux élever une famille, des chèvres, étudier les mathématiques ou encore tout ça en même temps… Tu feras ce que bon te semble. »

Nine s’est tournée sur le ventre et m’a regardée un instant. J’étais en train d’ajuster un morceau de toile que j’avais découpée dans le bas des rideaux de la cuisine sur un tambour à broder confectionné par Baptiste. De même qu’il avait amené des couleurs à ma mère, il m’avait offert le tambour et plusieurs écheveaux de coton à broder, blanc, noir, plusieurs tons de bleu et de gris.

« Juste pour commencer, » m’avait-il dit, « je te trouverai d’autres couleurs après, tu veux ? »

Elle bailla et s’étira.

« Je ne te verrai plus aussi souvent si tu vas au lycée et moi au travail. Je t’envie, j’aimerais bien aller au lycée plutôt que d’emballer des savons toute la sainte journée et me faire pincer les fesses par le contremaître. Tout ça pour un salaire de misère. Heureusement qu’on a les congés payés, tiens ! Philou, il s’en paye une fameuse tranche avec sa petite fiancée. Quinze jours, tu te rends compte, quinze jours à musarder au soleil sans les parents ni la grand-mère sur le dos… Quand j’ai dit que je voulais aussi partir avec mon vélo passer mes congés du côté de la Camargue ou alors, je sais pas, trouver un coin avec une belle rivière, mon père, il m’a répondu qu’il m’embaucherait plutôt sur son bateau à rien faire que de me laisser traîner sur les routes. Non mais ! Qu’est-ce qu’il croit ?

-         Eh bien moi, je peux te dire que le lycée et le bachot je m’en contrefiche comme de ma première chaussette. J’aimerais bien mieux travailler et gagner ma vie. Tu crois que je pourrais trouver un travail à ta savonnerie ?

-         Tu racontes n’importe quoi. De toute façon, la production ralentit tellement qu’ils commencent à licencier. Ma mère se fait du souci. Et puis pour vingt malheureux francs par jour tu renoncerais à la chance de te faire une bonne vie, de sortir de ces quatre murs ? Je t’assure que tu ne sais pas ce que tu dis. Le travail, c’est pas une vie, tu peux me croire.»

D’un geste rageur elle a désigné les murs qui baignaient dans la lumière verdâtre filtrée par la lucarne de l’arrière-cour.

« Pff, ça sent le chou, les vieilles couches et la misère ici. Tu te maries, tu commences à pondre des minots et tu ne peux plus jamais arrêter de travailler pour garder un toit sur la tête de tout le monde et de quoi pas crever de faim. Travailler, te crever la paillasse comme mon père du matin au soir et ne rien jamais faire d’autre. Tu parles ! Je te jure, des enfants, j’en aurai pas. »

J’ai regardé Nine et j’étais surprise de sa véhémence. Elle dont la légèreté me faisait envie, était en colère. Non, pas de la colère. De l’amertume plutôt. J’ai eu de la peine pour elle et j’ai remis à plus tard l’exploration des sentiments que la découverte de cette facette de Nine faisait naître en moi. J’étais perturbée, je préférais la Nine qui pouffait de rire et me parlait des garçons pendant que j’inscrivais ma vision du monde à petits points sur de la mauvaise toile.

Les ordres de mobilisation arrivaient. Tous les hommes de l’immeuble, enfin du quartier entier pour autant que je le sache, se sont rendus au bureau de recrutement à l’impasse Montevideo, près du cours Pierre-Puget. Une pagaille monstre, personne ne savaient exactement où aller, où se faire enregistrer, où passer la visite médicale et on poireautait des heures (une habitude qu’il nous fallait tous prendre désormais). Des hommes de toutes conditions se sont déshabillés et circulaient nus comme des lombrics devant les infirmières de la croix rouge, impavides. Pas mal d’hommes assez âgés, petit bedon, muscles avachis. Les infirmières notaient tout (taille, poids, couleur des yeux, signes particuliers). Bons pour le service ou écartés comme des vieux chevaux de réforme. Baptiste : bon pour le service armé à la mer. On lui a remis sa tenue et on l’a envoyé au Fort Napoléon, à l’extrémité de la Pointe Rouge avec son barda : un grand et un petit sacs, une petite valise pour les vêtements civils. Il est resté quatre jours là-bas. La mer violette, le ressac sur les rochers nus et blancs, le ciel vaste, étoilé au-dessus du fort souterrain. Il nous a raconté les canons dissimulés, les tunnels recouverts d’une épaisse tôle ondulée qui captait la chaleur tout le jour et la restituait la nuit, un four. Ils étaient tous à mariner dans leur jus sans avoir grand-chose à faire. Ils attendaient, c’était surtout ça la grande occupation, attendre. Baptiste a bien essayé de fuir la puanteur de la sueur recuite et la chaleur étouffante, mais dehors, il s’est fait dévoré par les moustiques. Alors quand on a demandé des volontaires pour l’île Maïre, il s’est présenté tout de suite. Au moins, ils ne seraient pas nombreux, juste sept à peupler ce rocher avec les gabians, eux en intrus, les veilleurs. Avec un télémètre, ils épiaient le flot miroitant qui invitait plutôt à la pêche et la baignade. Ils guettaient les sous-marins. Au-début, les sept s’étaient pris au jeu et surveillèrent les couleurs changeantes de la fin de l’été au début de l’hiver scrupuleusement. Là , cette forme grise ? Une roussette de bonne taille. Et ça , ce panache d’écume ? Juste un banc de dauphins qui s’amusent. Et puis ils en ont eu assez de veiller sur l’étendue muette, alors de temps à autre, ils tournaient le télémètre vers la côte et surveillaient plutôt les fenêtres, à la recherche d’un spectacle croustillant. Ils rêvaient de femmes à leur toilette, de belles alanguies sur des lits de coussins à la merci de leurs yeux dévorants. Ils s’ennuyaient et se forçaient à rire, à balancer des blagues graveleuses. Baptiste regrettait presque son travail à l’usine de Fos et il avait amené dans son barda le bouquin d’anglais qui lui avait valu un blâme peu avant sa mobilisation. La couverture annonçait : « Le maître populaire ou l’anglais sans maître en 4 mois, à portée de toute intelligence, à tout âge. » Le blâme coulait de source, encore un foutu anarchiste qui veut nous laisser mijoter dans le chaos, en plus, il revient de la guerre d’Espagne et regardez son bouquin… sans maître… je t’en foutrais moi, des ni dieu ni maîtres… Baptiste était dans le collimateur, nous n’en doutions pas.

La mère de Nine était aussi dans l’inquiétude. Son fils aîné qui était en vacances au fin fond de l’Ardèche au moment de l’appel à la mobilisation, ne l’avait appris que deux semaines après, à son retour. Il avait pris ça à la rigolade.

« Mais pourquoi tu t’en fais comme ça ? Je vais y aller, oui. J’irai demain, voilà. »

 Sa mère se tordait les mains :

« Tu vas finir en prison ! Voilà ce qu’il va arriver ! On est des communistes, des rouges, on nous surveille, tu comprends pas ça Philou ? Il ne faut leur donner aucune prise ! »

Et le Philou était parti se faire mobiliser avec des centaines d’autres qui comme lui n’avaient pas eu la nouvelle de la mobilisation, occupés qu’ils étaient à profiter de leur congés payés au fin fond des montagnes, enfilant les cols à bicyclette, dormant dans des gîtes ou des auberges de jeunesse loin des journaux et de la radio. La guerre ? Mais oui, mais oui, on y va… Et il ne s’était rien passé, au grand soulagement de Madame Valentin. Philou avait même pu choisir de rejoindre Baptiste sur l’île Maïre où il partageait son temps entre pêche, gaudriole fantasmée et leçons d’anglais, avec maître.

Pendant ce temps, Nine et moi vaquions à nos petites occupations.

« Dis, tu crois que ça va durer longtemps ?

-         Quoi ?

-         La guerre, les cartes de rationnement, tout quoi !

-         Qu’est-ce que j’en sais, moi !

-         Tu es déjà passée par là, non ?

-         Je n’ai rien vu de la guerre en Espagne.

-         Qu’est-ce que tu racontes ? »

Nine s’est assise sur le lit pour mieux me regarder. Elle avait son œil d’aigle, elle surveillait mon visage. Je suis toujours restée évasive sur notre vie en Espagne, sur la période juste avant qu’on débarque à Marseille. Mais la déclaration officielle d’une nouvelle guerre avait changé la donne pour elle. Elle voulait savoir. Et moi je ne voulais rien dire. Comme les anciens Egyptiens, gratter les cartouches, effacer les noms, faire que l’histoire ne soit jamais advenue.

« Tu m’embêtes à la fin ! Qu’est-ce-que tu veux que je te dises ? On était à Oviedo, une petite ville pas loin de la mer, mon père est parti combattre les Franquistes avec les autres Républicains, il a été arrêté, exécuté, on n’a même pas pu l’enterrer décemment, et puis les Franquistes sont venus ramasser toutes les bonnes femmes et les gosses qui restaient dans le village et ils nous ont enfermées. Ma mère, ma grand-mère et moi on s’est retrouvées sur une île, prisonnières. Ma grand-mère est morte au bout d’un mois et ma mère a eu Mariluz et on a survécu. Voilà, c’était la guerre en Espagne ! Tu es contente ? »

J’ai jeté mon tambour à broder par terre et je suis partie de la chambre en claquant la porte sur le visage interloqué de Nine qui avait bondi sur ses pieds.

Non, Nine n’était pas contente, loin de là. Elle est repartie chez elle en pleurant pendant que moi je suis allée me coller contre le réservoir d’eau sur la terrasse. Sous mes fesses, j’ai senti le sol en ciment grumeleux et glacé et toutes les cellules de mon corps échappaient à leur fragile cohésion, tombaient en pluie comme une assiette de riz cru renversée.

Me voilà précipitée dans le flot du temps, cul-par-dessus tête, et je me suis retrouvée dans l’étroit sarcophage de pierre battu par les vagues de l’Atlantique où il me semblait avoir passé la plus grande partie de ma vie. Sans même le lui ordonner, mon corps a repris insensiblement cette posture de gisante que j’adoptais dans cette cachette où parfois je passais quelques heures sans qu’on remarquât mon absence. Non que la Panthère Blanche s’inquiétât. Où aurions-nous pu aller ? C’était la beauté d’une île geôlière trop loin de la côte pour tenter une évasion à la Edmond Dantès.

Là. Je suis cachée. Concentrée sur la rumeur des vagues. La marée monte. Je me ferme, obturée comme une palourde, à tous les autres sons, juste le ressac qui bat à la place de mon cœur. Je ferme les oreilles à tout le reste : les mères qui gémissent, les pleurs fiévreux des enfants après les vaccins obligatoires, les petits hoquets, les pieds du lit en fer qui tapent contre le ciment du sol, les convulsions qui les emportent quelques jours après l’injection. Il y a les cris des mères qui refusent ces piqûres pour les enfants, on ne les revoit pas le soir au réfectoire ni aucun des lendemains. Le pire, ce que je refuse d’entendre, c’est le silence de celles qui ont renoncé. Les enfants, elles les ont tendus à la Panthère Blanche et son armée de nonnes (elles purifient la terre d’Espagne, c’est la mission que Dieu leur a donné). Elles n’ont rien dit, ne disent rien et le sel des larmes les change en statue. Je ne veux pas voir non plus. Je ferme les paupières sur les barques des pêcheurs d’Oviedo qui amènent des vivres et en échange chargent les cadavres enveloppés dans de la toile grossière. Chaque semaine, moins de vivres, plus de cadavres. On ne peut enterrer personne à Saturraràn, même les nonnes n’y ont pas de cimetière. L’espace est resserré, le grain de la roche aussi, à peine une pellicule de terre jeté dessus, et puis qui pourrait creuser autant de tombes dans ce granit salé ? Alors les barques hebdomadaires retournent vers le continent avec leur lot de corps. Abuelita a fait ce dernier voyage, cousue dans un drap gris.

Scellée dans ma faille à l’abri des regards je surveille la surface étincelante du flot en constant mouvement. Au bord de mon champ de vision, je devine des barques. Je m’écarte. Et puis je distingue autre chose. Oscillant comme des bouchons, des petites sphères orange sur le fond bleu, des éclats verts. Dans toute cette encre salée, c’est comme un éclat de rire, et je ne comprends pas ce que je vois. Le soleil est très haut, aucune ombre, pas de relief, juste des éclats de couleur qui pétillent. Ils dérivent avec lenteur vers le rivage et enfin une vague pousse vers moi une dizaine de ces choses. Des oranges. Des oranges mûres. Des dizaines d’oranges mûres, fraîchement cueillies s’échouent tout autour de moi. Je me redresse et m’extirpe de mon cercueil de pierre et je vois sur le courant un sillage de fruits. De loin, un pêcheur m’adresse un signe de la main. Je m’empare d’un fruit et mord à même la peau cirée. L’amertume de l’écorce, le sucre du jus acidulé se mêlent dans ma bouche avide. Je suis comme le nourrisson qui reçoit le premier lait.

Et puis il y a eu la resserre à bateaux. La marée, la grande respiration de l’océan, inspire, expire, expire. Moi. Etendue sur le sable les mains fondues, je n’ai plus d’os. Les cheveux comme des algues, emmêlés aux barreaux de la grille qui me sépare des vivants. Expire. Je suis la laisse de mer, une méduse rose, échouée. On vient ouvrir la grille, on arrache mes cheveux, on m’arrache du sable où je m’enlise – le sable, il me réchauffe presque. La grille ouverte, je retourne vers l’autre monde, des voix me disent au-revoir à l’oreille, je sens les lèvres des fantômes, glacées, muettes contre mon oreille. A ma fille, tu diras que je l’aime. A ma mère, tu diras que je l’aime. A mon fils, tu diras, tu diras… Les mots coulent sans un son, s’impriment à jamais.

Plusieurs jours durant, les oranges se sont échouées sur notre récif. La Panthère Blanche tournait dans sa cage en jetant des coups de griffe, la campagne de vaccination s’est accélérée, les adultes, les enfants, les bébés. Les barques sont arrivées un soir et ce sont les vivants qu’elles ont emmenées. Mariluz a échappé à quelques heures près aux mains des infirmières. On nous a emmenées, on nous a cachées. Je ne sais rien de la suite. Pas après la resserre à bateaux.

« Alba ? »

Nine se glisse à côté de moi. Elle s’allonge. Je sens sa main contre la mienne. Le froid glacial du sol contre mon dos, la chaleur de sa jambe, de son flanc, de son bras, de sa main, sur mon côté droit. Le reste de mon corps est un amas de cristaux gelés.

« Alba. Il ne faut pas m’en vouloir. »

 Nine chuchote, un friselis de feuilles dans la nuit.

« J’ai peur de la guerre. »

Je serre sa main.

« Moi aussi. »

 

 

11

Dimanche soir

Lorsqu’elle se leva de table, Rosalba put vérifier devant témoins qu’elle était bien vivante. Elle avait lâché un pet dont les vibratos mirent en joie son petit-neveu et sa petite-nièce encore attablés devant leur dessert. Et si elle se sentit humiliée par ce corps qu’elle ne contrôlait qu’au prix d’efforts de chaque instant, elle ne le montra pas. Elle conserva sa dignité intacte et se tira d’embarras d’une pirouette.

« Rousseau a rapporté les dernières paroles d’une certaine Madame de Vercellis : femme qui pète n’est point morte. C’est pas la peine de faire cette tête, Mariluz. Ah, mes chéris, j’ai encore du temps devant moi. »

Furieuse, indignée par le manquement au décorum de sa sœur aînée (elle était certaine qu’elle l’avait fait exprès), Mariluz (désormais épouse de Serge Sabatière depuis le 27 décembre 1959) lui décocha un regard à méduser un dragon et se lança dans une litanie de reproches dont elle était coutumière.

«  Il faut toujours que tu fasses quelque chose pour me rendre folle. Enfin, on est à table, Rosalba ! Pourquoi tu me fais ça, je ne supporte pas ces manières, tu le sais. C’est dimanche, Serge, Gabrielle et les enfants sont là, on profite, tranquillement ; Et toi ? Toi tu… tu… tu pètes à table, et tu le fais exprès ! »

Rosalba haussa les sourcils. Loulou était toute rouge, au comble de l’irritation. Elle savait sa sœur d’une pudeur pointilleuse sur les choses du corps, les rots, les pets, les hoquets, les éternuements, les reniflements, mais ce soir, elle-même était surprise de son emballement.

« Allons, Mariluz, tu ne vas pas en faire un tragédie en cinq actes, tout de même ? »

Rosalba posa sa serviette à côté de l’assiette à dessert encore à demi pleine de compote de poire meringuée. Elle repoussa sa chaise et Gabrielle se leva d’un bond pour l’aider et lui tendre sa canne.

« Allez, Loulou, c’est rien, tu ne vas pas en faire un plat. Tiens, Tante Alba, attention de ne pas t’embroncher dans ta robe de chambre. Elle est un peu trop longue. Tu devrais me laisser la reprendre un peu, » proposa Gabrielle, conciliante, essayant de changer de sujet, soucieuse de ramener la paix entre les deux sœurs.

« Ma chérie, quand je ne serai plus là, tu feras ce que tu veux de cette robe de chambre, un chiffon à poussière si tu veux. Mais pour l’instant, tu n’y touches pas, même pour recoudre un bouton. »

Gabrielle haussa les épaules. La tante était de mauvais poil ce soir.

« Mais bien sûr, Tante Alba, je la découperai pour en faire des chiffons… Ne dis pas de bêtises, enfin. »

Rosalba fit celle qui n’entendait pas et se dirigea à petits pas grêles vers la porte-fenêtre donnant sur la terrasse et au-delà, le jardin plongé dans l’ombre. Elle tournait le dos à la tablée replongée dans la dégustation du dessert préparé par Mariluz. Les poires choisies une à une dans le verger, confites à petit feu dans un sirop de jus de raisin muscat, surmontées d’un dôme de meringue où la dent, passée la croûte de sucre friable, libérait un nuage fondant parfumé au citron. Une œuvre exquise, éphémère. Rosalba ne ferait pas honneur au dessert. Elle avait appuyé son front au carreau froid, droite, toujours bien droite. C’était la seule chose que son corps amaigri lui permettait, se tenir droite grâce à sa canne dont le pommeau était sculpté en forme de tête de lièvre, les longues oreilles à l’horizontale supportant la main bleuté. Si les doigts déformés, pouce déjeté, articulations enflées, la faisaient souffrir, elle ne se plaignait à personne d’autre que Mariluz. Elle marchait en funambule sur le fil tendu de son grand âge, tous les témoins de sa jeunesse disparus, excepté sa sœur et sa vieille amie Irène Itkine. Elle serra le col de son peignoir de soie grise sur la poitrine qui montait à petits coups, le souffle raccourci. Cette pièce de vêtement, sa dernière pièce maîtresse. Une soie fumée rehaussée de mèches de brillanté d’Alger composant un verger d’oranges mûres et de chrysanthèmes à longs pétales échevelés – nuances de rouge, d’orange, de jaune pâle, de gris perle, de vert lichen : le jardin de Rosalba.

« Tu ne finis pas ta poire ? » demanda Mariluz, le ton toujours acide.

« Non, tu m’en a trop donné. Tu me sers toujours trop. Un jour j’aimerais que tu me donnes assez, juste assez, » répondit Rosalba.

Mariluz repoussa avec humeur sa propre coupelle à dessert. Lucille et Léo pouffaient dans leur serviette de table, Gabrielle les fit cesser. L’orage rôdait. Serge se leva et sortit trois verres du buffet, y versa un trait d’un Calvados vieilli qu’il réservait pour les dimanches.

« Je ne vous sers pas, Rosalba, je sais que vous ne l’aimez pas.

-         Merci Serge, fit Rosalba sans détourner la tête, mais je ne dirais pas non à un petit sucre imbibé d’alcool de menthe, je sens que ça me ferait du bien. Les repas trop riches, ce n’est plus de mon âge. »

Mariluz cherchant à laisser libre cours à son exaspération s’en prit aux enfants.

« Léo, Lucille, alors vous le finissez ce dessert ou pas ? On ne va pas y passer la nuit, non ? »

Gabrielle replia sa serviette avec calme, Serge se resservit de la compote meringuée en sifflotant, dissimulant des sentiments mêlés en ne se mêlant pas, justement, de la joute continue entre les deux sœurs. Rosalba émis un petit claquement de langue, tapota son chignon blanc, le regard toujours rivé au-dehors. Pas de lune, rien n’était visible en dehors du champ lumineux de la salle à manger familiale. Dans ce champ, quelques pots de chrysanthèmes appartenant à sa collection – ils peaufinaient leur floraison prochaine. Rosalba détourna un instant les yeux de la splendeur annoncée.

Loulou s’était installée dans son fauteuil devant la télévision . Elle couvrait la voix de la journaliste qui rapportait d’un ton égal les mauvaises nouvelles du monde. Rosalba éprouva une vague de tristesse, comme un reflux gastrique. Elle n’approuvait pas qu’on se branche régulièrement sur un écran pour offrir son esprit. Elle avait érigé son propre système : s’abonner à quelques quotidiens, des revues de différentes obédiences et les lire toujours avec un mois de retard. Eviter la contagion de l’époque, réintégrer le temps et l’espace absolus – Rosalba a lu ces termes dans une publication ramenée par Gabrielle, ils lui ont plu. Ils lui ont plu sans qu’elle soit capable de s’en figurer une définition précise et comme son grand âge ne l’éloignait pas des outils modernes du savoir, elle avait cherché le terme « absolu » dans un site qui traitait de philosophie. Se répéter le mot pour la beauté du son, ab-so-lu, un souffle de grandeur, un vertige plaisant. Découvrir la notion de temps absolu, indépendant des phénomènes qui s’y déroulent et puis aussi, découvrir l’espace absolu qui, lui, est indépendant des objets qui le peuplent. A plusieurs instants de sa vie elle a pu accéder au temps et à l’espace absolus, elle en est intimement convaincue. Quand elle travaillait au Fruit Mordoré avec les Itkine et toute leur bande. Quand elle a posé les yeux sur Nathan la première fois. Quand il a fallu que les Croquefruitiers se dispersent. Quand Nine est partie. Quand Nathan est parti. Quand Gabrielle est née. Chagrins et bonheurs confondus, les passages de la pesanteur à l’apesanteur. Perdre ou retrouver des racines. Se lier, se délier, apprendre un nom, l’oublier, apprendre d’autres noms, se demander si le concept de nom absolu existe, un nom qui évoquerait un être dans son essence indépendamment du corps de chair et de sang, indépendamment des phénomènes du temps et de l’espace – un au-delà heureux. Une chanson ne quittait pas le creux de son oreille, elle chanta à mi-voix le front appuyé au carreau glacé :

Un jour tu verras

On se rencontrera

Quelque part n’importe où

Guidés par le hasard

 

Nous nous regarderons

Et nous nous sourirons

Et la main dans la main

Par les rues…

« Mais arrête donc de chantonner pendant que je regarde les informations,  en plus tu chantes faux ma pauvre,» cria Mariluz exaspérée.

Rosalba s’éloigna de la porte-fenêtre avec un petit sourire fatigué.

« Tu me raccompagnes à ma chambre, Gabrielle ? »

Mariluz s’empara de la télécommande et monta le son de la télévision.

 

 

12

La famille Itkine

 

La famille Itkine est entrée dans nos vies peu après la déclaration de guerre, grâce à Lotte Loewe et son mari. Lui, Thomas, il était chimiste, et il nous avait demandé de nous mettre en contact avec l’un de ses collègues - Lucien Itkine. Le bonhomme se démenait pour les aider à rejoindre Marseille puis New York ou Mexico en fonction des possibilités de passage sur les lignes transatlantiques de plus en plus fermées aux candidats à l’exil.

« Un homme bien, tu verras, » avait écrit Lotte à ma mère.

Rendez-vous fut pris pour un soir à la fin du mois d’octobre au Brûleur de Loups. J’ai accompagné ma mère comme à l’accoutumée – c’est à dire depuis que Baptiste veillait à la sécurité de la ville reclus sur son île Maïre. C’était un samedi, il y avait du monde sur le port, le long de la Canebière, malgré la pluie qui tombait sans désemparer depuis une semaine. Ce n’est pas qu’il faisait froid, bien au contraire : il régnait une touffeur de jungle, le jour comme la nuit. Tout suait, les vitres, les murs, les vêtements, les chaussures, les lunettes. Le linge restait trempé et comme nous n’avions aucun besoin de la chaleur du poêle, l’éventualité de devoir sécher mes draps devenait un casse-tête. Je refusais de boire dès le midi par crainte de mes épanchements nocturnes et j’hésitais à me coucher. J’avais pris l’habitude de m’éclipser la nuit, à la faveur du couvre-feu. Je marchais sans but précis, d’ombre en ombre. J’aimais le silence feutré, mes pas de chat sur la semelle de corde de mes espadrilles, l’obscurité reposante. A mon retour, épuisée, je sombrais dans un sommeil dépourvu de rêve, ce qui m’offrait une plus grande chance de ne pas mouiller mon lit. Je dormais peu. J’avais effectué ma rentrée au lycée depuis une semaine et j’avais déjà des cernes jusqu’au milieu des joues , mais je ne les devais pas à l’étude. Pour être honnête, je pissais au lit beaucoup moins souvent, mais c’était ma plus grande crainte, ma plus grande humiliation. Je détestais qu’on me rappelle les sources de mon incontinence or le jour de la rentrée, on m’y replongea derechef. A l’Institution pour Jeunes Filles Calmette, rue de la Bibliothèque, j’avais fini par franchir le seuil d’une salle de classe repeinte de frais, tomettes rouges cirées, bureaux et chaises alignés devant le traditionnel tableau noir : j’ai fait un bond vers l’enfance qui m’a coupé le souffle. Suivant le mouvement, j’avais pris place à un pupitre au quatrième rang, côté fenêtre, et ça m’avait rassérénée un peu. Nous sommes restées debout, la plupart de mes compagnes papotaient à voix basse, nos cartables posés à nos pieds, mains sages et croisées dans le dos. L’enseignante entra d’un pas énergique, sortit ses affaires, nous considéra un instant avec gravité et le silence s’établit peu à peu.

« Jeunes filles, bonjour. Je suis heureuse de revoir certaines d’entre vous, tristes et inquiètes de ne pas vous retrouver toutes, honorée d’accueillir trois nouvelles parmi vous. Mademoiselle Vineta Adamowiecz, arrivée de Pologne il y a deux semaines ; Rosalba Altadill-Camoin qui nous revient d’Espagne après de terribles épreuves ; et enfin mademoiselle Eva Freud qui vient d’Autriche. Vous êtes là, bienheureuses massaliotes qui ne connaissez pas l’horreur de ce que vos compagnes ont vécu, et vous n’avez pas été pointés du doigt, écartés de la société sous d’infâmes prétextes, emprisonnées, arrachées à votre douce vie, à vos racines les plus subtiles. Je vous demande de prendre ces nouvelles camarades sous votre aile, de les aider du mieux que vous pourrez, de les consoler si nécessaire. Je vous demande de vous montrer dignes des valeurs de notre Institution : la solidarité, la loyauté et la gentillesse. Nous allons observer une minute de silence pour tout ce que ces jeunes filles ont perdu. »

J’étais abasourdie. Rouge de confusion. Tremblante. J’avais espéré plus ou moins passer entre le mur et l’affiche, rester inaperçue dans ma solitude et voilà que je découvrais d’autres misérables compagnes d’infortune et qu’en plus on nous faisait sortir du rang. Sur le moment c’est de la colère que j’ai éprouvé. J’en voulais à cette enseignante, son discours ampoulé - je ne lui avais rien demandé. J’avais supposé que ce que ma mère et Baptiste avaient raconté dans le bureau de la directrice pour me faire admettre dans l’Institution ne serait pas dévoilé. J’ai eu le sentiment que des portes se refermaient et que je serais obligée quoiqu’il arrive de me rendre chaque jour dans cette salle de classe, préparer mon bachot sans pouvoir y échapper au lieu de continuer mon programme d’études à la maison, comme auparavant. Me soustraire à l’attention de mes nouvelles camarades de classe, me montrer moins forte que l’Autrichienne et la Polonaise en abandonnant les cours, c’était paradoxalement me mettre plus encore en avant. Bien plus tard, Gabrielle, j’ai compris que l’énergique petite Madame Roméo avait manœuvré sur deux fronts : faire tout ce qu’elle pouvait pour donner de nouvelles racines aux trois exilées que nous étions ; donner à comprendre ce que « juif » ou « républicain » pouvait signifier à des enfants qui n’en avait jamais parlé auparavant. Il y avait dans leur monde des filles avec qui on s’entendait bien ou pas, on les admettait dans les petits groupes ou pas, mais les critères pour cela n’incluait pas la religion ou l’obédience politique. Pour être honnête, nous, Eva, Vineta et moi-même, étions les premières surprises de ces étiquettes qu’on nous avait collé sur le dos.

Et cet épisode de chaleur pluvieuse me remplissait d’angoisse ; il semblait devoir transformer nos poumons en branchies tout en me dérobant la possibilité de réparer les égarements de ma vessie, à moins de passer des heures pour sécher un drap avec un fer à repasser.

Le répit, hormis mes déambulations secrètes la nuit, c’était les quelques heures que nous passions en fin de journée au Brûleur de Loups, ou parfois à l’heure du déjeuner. Ma mère et moi faisions désormais partie des habitués, et le petit homme au regard intelligent et attentif qui se révéla être Lucien Itkine, nous le connaissions déjà de vue. Il nous présenta sa femme, Myriam, son frère Sylvain ainsi que la très belle femme brune dont ce dernier était accompagné, Robine Baloul. Nous nous connaissions tous de vue, chacun avait ses heures et ses habitudes au Brûleur de Loups, mais ces personnes-là, oui, nous les croisions souvent ; ils semblaient se servir du Brûleur de Loups comme d’un bureau et d’un salon, d’une cantine et d’un lieu de débats, d’un atelier de création, dessin, peinture, écriture, nous encourageant de façon tacite à prendre nos aises de même.

Ma mère y venait seule ou bien avec Baptiste ou encore avec moi, pratiquement toutes les fins d’après-midi ces temps derniers (j’aimais ces instants : elle peignait ou faisait des croquis sur le vif, je brodais, je planchais sur mes cours de la journée ou je lisais, nous conversions à petite voix et parfois quelqu’un s’intéressait à nous et nous échangions un moment avec de parfaits inconnus). Elle amenait rarement Loulou avec elle ; lorsqu’elle venait faire son tour ici, c’était pour retrouver un semblant de sa vie de très jeune femme, un brin de liberté. Elle sortait son carnet ou sa petite boîte à aquarelle, se mettait à l’œuvre, retrouvant une certaine forme d’insouciance. Le patron ne manquait pas de laisser sur sa table une bouteille d’eau et un gobelet exprès, ses attentions lui valant une série de scénettes amusantes qu’il avait accrochées au miroir au-dessus du bar. C’était un rendez-vous d’artistes, c’est ce que nous aimions ma mère et moi ; il nous semblait qu’ici, rien de mauvais ne pouvait nous atteindre. Plusieurs d’entre ces personnes étaient des parisiens en exil et ils avaient recréé leur microcosme, une atmosphère de Café de Flore, ce qui agaçait prodigieusement Sylvain Itkine, lui-même parisien, acteur et dramaturge. Sylvain se méfiait de la nostalgie comme de la peste.

« Le passé, le passé… Il n’y a rien de plus doux ou de plus beau. Mais il faut bien se rendre compte qu’il nous donne juste encore plus de mal à larguer les amarres et avancer. Que diable ! On va mourir si on reste figé dans ce satané passé ! »s’exclamait-il souvent.

Son frère tirait sur sa pipe, un sourire de Chat du Cheshire étiré de part et d’autre du tuyau mâchonné, et le laissait dire.

Ce soir-là, dans la salle aux vitres embuées qui ne laissait voir ni le port ni l’eau criblée de pluie, Lucien voulut savoir comment ma mère connaissait les Loewe. Le patron avait posé devant nous deux grands verres de limonade maison, trois anisettes opalescentes et une assiette de dattes :

« Tenez, goûtez-moi ça, j’en ai reçu une pleine caisse ce matin. Je ne sais pas trop quoi en faire, mais je me suis dit que je trouverai toujours. »

Le bonhomme, que j’aimais bien, s’attardait à notre table ; je suis certaine qu’il avait un faible pour ma mère et ça ne paraissait pas lui déplaire - elle riait volontiers au récit de ses tribulations pour s’approvisionner avec le tracas du rationnement.

« Des dattes à l’apéritif… Faudra s’y habituer. Mais il faut reconnaître que c’est beau, regardez cette couleur de miel cuit, la même couleur que vos yeux Madame Dahlia… Et puis vous aviez remarqué que le noyau des dattes avait un nombril ? »

Il avait extrait de sa bouche un noyau qu’il suçotait, une nette amélioration par rapport à l’éternel mégot de gitane papier maïs collé entre ses lèvres charnues.

«C’est en souvenir du petit Jésus. Quand il a vu une datte pour la première fois, il s’est exclamé oh le beau fruit… depuis le noyau porte la trace de ce oh, comme un nombril ! Elle vous plaît mon histoire, Madame Dahlia ? Allez, je vous laisse, régalez-vous avec les beaux fruits, je vous les offre. »

Les Itkine et la belle Robine riaient, ma mère avait les joues d’un joli rouge, et moi, je percevais une détente nouvelle dans tous mes muscles, dans ma nuque ; mon corps, ici-même, s’installait, prenait ses aises. Je me sentais en terrain familier, il me semblait entendre les échos de soirées à Oviedo quand l’insouciance était de mise, une insouciance si profonde et si douce que je n’imaginais pas qu’elle pût finir. J’ai eu l’impression de tomber et de me rattraper de justesse lorsque Lucien reprit la conversation au sujet de l’évasion dangereuse des Loewe hors des frontières de leur pays.

« C’était ma correspondante. Je l’ai connu lorsque j’avais quatorze ou quinze, en classe de seconde si je me souviens bien (le passé à tendance à m’échapper, dirait-elle plus tard à Sylvain, et je t’assure, parfois, ça me manque). Elle est venue passer les vacances d’été à Madrid et l’année suivante, c’est moi qui suis allée lui rendre visite à Hof-Saale, une petite ville de Bavière. Nous n’avons jamais cesser de correspondre, et elle est plus tard venue faire une partie de ses études avec moi à Madrid. Je suis allée à son mariage lorsqu’elle a rejoint son fiancé à Hambourg. Thomas Loewe, un homme remarquable.

-         Vous pourrez les loger chez vous ?

-         Tant que mon mari n’est pas là, je peux leur donner ma chambre, ils seront bien installés. Et de toute façon, même quand Baptiste sera, là, nous nous débrouillerons. C’est petit, mais ça va.

-         Vous logez où ?

-         Un appartement tout près de la Place des Moulins, rue de la Muette.

-         Je ne vois pas où c’est, je ne suis pas d’ici non plus…

-         Ce n’est pas loin du port, sur une butte (elle prononça « voûte » et se reprit avec une grimace), au-dessus de la cathédrale de la Major.

-         Oui, oui, je vois. Myriam et moi sommes installés rue de l’Evêché, ce n’est pas très loin, nous sommes pratiquement voisins. »

Il porta le verre d’anisette à ses lèvres et but une gorgée. Puis laissa le verre frais appuyé contre sa joue bien rasée, songeur. Son frère Sylvain me tendit l’assiette de dattes qui suaient le sucre et sentait la vanille.

« Rosalba, me dit-il. C’est un beau prénom, la rose blanche. Mangez donc puisque vous ne buvez rien. »

Je ne me suis pas fait prier, les dattes me faisaient envie, j’en salivais. Je n’arrivais jamais à manger autant que je le voulais (ce que je voulais, c’était m’empiffrer, me gorger de nourriture, sentir la pâte chaude des aliments m’emplir la bouche, tapisser ma gorge et lester mon estomac), mais comme un chat, si la proximité de la nourriture déclenchait l’envie de manger, une seule bouchée me suffisait pour un bon moment. Ce que j’avais envie de faire c’était de prendre les quinze dattes posées dans l’assiette, toute collante de sirop, les enfourner une par une dans ma bouche et puis aligner les quinze noyaux pourvus d’un nombril chacun, en trophée – dans mon esprit, mon estomac ne se fermait plus comme une palourde effarouchée, mon corps ne me résistait plus du tout. J’ai pris une seule datte et puis je l’ai gardée entre mes doigts.

« C’est vrai que c’est un beau fruit, » j’ai murmuré.

Et Robine en riant m’a demandé si je cherchais à imprimer un second nombril au noyau de cette datte. J’ai secoué la tête et porté le fruit à ma bouche.

 

Sylvain avait l’esprit pratique, il était brillant et plein d’enthousiasme. Lucien était pondéré, extrêmement méthodique et son sens de l’humour très pince sans rire venait en contrepoint de l’exubérance de son frère. Les idées naissaient de leur cerveau toujours en éveil et rien ne semblait échapper à leur curiosité et leur esprit d’entreprise, ce qui se vérifierait plusieurs fois au cours des mois qui suivirent. Sylvain, avec son frère veillant à ses côtés, n’avait de cesse d’analyser la moindre situation, soupeser le moindre problème jusqu’à ce que le duo bien rôdé ait épuisé toutes les possibilités. Les deux frères, en complices, adoraient établir des listes précises, les lire à haute voix à la cantonade et trituraient l’esprit de chacun pour être bien sûr que rien n’était omis et qu’aucune mauvaise surprise ne viendraient gâcher les scénarios qu’ils élaboraient. Sylvain parlait beaucoup, avec un débit de parole si rapide qu’il était parfois difficile de suivre le flot de ses mille et une  idées ; Lucien, plus organisé, consignait tout sur un cahier à la couverture gris-bleu qui ne le quittait jamais. Il vérifiait chaque piste, pointait les manques, débusquait les chimères et faisait en sorte que tout projet valable fût mené à bout. Ils nous inclurent tout naturellement ma mère et moi dans ce processus de réflexion et de construction pour préparer l’arrivée des Loewe. De la fin octobre jusqu’à la fin novembre, le Brûleur de Loups fut le siège d’intenses conversations auxquelles non seulement ma mère et moi participions mais également Myriam, Robine, les deux frère Itkine ainsi que des amis de Sylvain issus de sa compagnie de théâtre et d’autres habitués.

« Plus il y a de cerveaux, plus on devient intelligent ensemble ; il faut frotter ses idées à celles des autres pour produire l’étincelle du génie !» affirmait Lucien qui croyait dur comme fer à la puissance de l’intelligence collective. J’étais plus dubitative mais leur foi en l’humanité me tentait.

Le premier dimanche suivant notre rencontre officielle avec les Itkine, nous nous sommes retrouvés à la gare de Noailles. De cette gare trapue et blanche, blottie au fond d’une place bruyante et parcourue en tous sens par des humains affairés partait la ligne 40 du tramway. Le 40. Prononcer ces deux mots est devenu une sorte de formule magique pour moi.

« Que penses-tu faire aujourd’hui ?

-         Je vais prendre le 40. »

Je prenais le 40 et m’arrêtais au petit bonheur. J’avais ouvert un autre espace de déambulations – diurnes cette fois.

Par cette porte ouverte au flanc est de Marseille, ce dimanche-là, nous avons remonté la vallée de l’Huveaune.

« Lucien, je ne trouve plus l’adresse que j’ai notée. On va jusqu’à Aubagne, le terminus, mais après…

-         C’est moi qui l’ai ton papier, j’ai recopié l’adresse sur mon carnet et le plan aussi, c’est moi qui l’ai. Après, on a une petite marche dans la campagne ; il faut qu’on sorte du centre- ville par l’avenue des Goums, on traverse l’Huveaune, on remonte une petite colline et c’est là. Mangin viendra à notre rencontre, il sera peut-être même au terminus pour nous cueillir. On va enfin rencontrer son frère de lait ! Le frère de lait du terrible Mangin, ça doit être quelque chose !»

Sylvain, rassuré colla un baiser sonore sur la joue de Robine et me fit un clin d’œil.

« Tu verras Alba , il n’est pas si impressionnant que ça, le Mangin… »

Comme Nine, lui aussi m’appelait Alba et j’en éprouvais de la gratitude. Je me sentais entourée, protégée par ces personnes me donnant un petit nom. Les gens qui nous aiment nous donnent des petits noms pour nous porter plus facilement dans leur cœur, tu ne crois pas Gabrielle ? En tout cas, je me sentais consolée de cette légère ombre au tableau, devoir passer la journée avec Mangin. C’était une armoire à glace sans délicatesse, qui buvait sec et ne savait ouvrir la bouche sans grommeler ou gueuler. Un écrivain hors-norme, affirmait Sylvain, tu devrais te procurer un de ses romans. Mais non, je n’en avais pas du tout envie. Dans la troupe que nous formions, un génie d’une autre nature que celle à laquelle Lucien se référait souvent avait produit une étincelle qui avait allumé et propagé un incendie gai, étourdi. Lorsque nous étions ensemble, tout crépitait, brasillait, et je craignais l’influence de Mangin – et s’il allait étouffer cet élan ? Ce dimanche, dans cette gare dont la voie plonge tout de suite dans les ombres d’un tunnel, j’avais eu droit à une sorte de baptême après ma renaissance lors de mon arrivée à Marseille. Nous étions entassés sur les sièges en bois du tramway peint en bleu qui nous conduisait en cahotant le long de la vallée de l’Huveaune et ces villages épars entre deux lèvres de collines violettes. On entrait dans le cœur de l’automne mais la chaleur et l’humidité exceptionnelles avaient conservé leurs feuilles et leurs couleurs aux arbres. La végétation s’enfonçait doucement dans le sommeil profond de l’hiver sans résister, comme si elle ne savait rien de ce qui l’attendait. Ici, la guerre n’existait pas, nous pouvions choisir de ne rien savoir d’elle.  Je voulais que cette illusion dure – Mangin était de ceux qui refusait toute douceur, toute illusion. Je redoutais qu’il brise l’impression d’une heureuse partie de campagne en mille éclats de verre tranchant.

Tu vois Gabrielle, je n’ai pas gardé un souvenir exact de cette équipée, seulement des impressions, des touches juxtaposées de sons, d’odeurs, de couleurs. Ce que je te raconte ce soir, ça relève sans doute de la fiction, du roman. Un fondement de faits réels enrobés dans des couches de points de vue différents, de souvenirs antérieurs ou postérieurs mélangés, de photos qui ont figé des instants dont j’ai cru faire partie alors que j’étais ailleurs, mais aussi l’inverse.  Attends, j’essaie de démêler le vrai du faux - il y avait donc nous, c’est-à-dire ma mère, Baptiste qui était en permission pour deux jours, Loulou, Nine et Fanette, Sylvain et Robine, Lucien et sa femme Myriam. Plus tard, on a rejoint Mangin à la ferme des Bruna, le but de notre première expédition. Les hommes transportaient dans des havresacs des provisions pour le pique-nique projeté. Les premières restrictions avaient stimulé les imaginations des femmes chargées de nourrir toutes les bouches et outre les dattes que Lucien avaient achetées à notre ami, le patron du Brûleur de Loups, nous disposions de pain sous forme de galettes souples à la mode arabe, de caillettes à la façon ardéchoise confectionnées à base de gorge et de foie de porc mêlés d’oignon haché et de vert de feuilles de navet, de blette ou d’épinard (ma mère ne laissait rien perdre, aucune épluchure n’allaient jamais garnir nos ordures mais plutôt nos soupes et nos ragoûts et Myriam se fichait des multiples règles alimentaires stipulées par sa religion comme de sa première chaussette). L’objectif officiel de la journée était double, nous approvisionner et trouver une maison à louer suffisamment vaste pour nous abriter tous à moindre frais qu’au centre-ville. Sylvain vantait les mérites de la campagne pourvu qu’elle fût à portée de la ville en peu de temps – la tranquillité, le bon air, la possibilité d’un jardin où faire pousser des légumes, la proximité de paysans pour s’approvisionner en lait, en œufs, peut-être même en viande, un semblant de vie plus normale en nous éloignant des premières nouvelles de la guerre. Lotte et Thomas Loewe pourraient s’établir avec nous le temps nécessaire pour obtenir un passage pour l’Amérique ou le Mexique. Voilà, Gabrielle. C’était grave mais nous étions légers ce dimanche de la mi-novembre 1939.

Il fallait s’y attendre, Mangin n’était pas au terminus. Nous avons tourné et viré un peu au hasard, il faut le dire. Lucien a fait remarquer le temps de trajet, plus d’une heure et demie pour remonter toute la vallée.

« Si nous devons nous établir dans les environs d’Aubagne, nous ne pourrons pas descendre à Marseille si facilement, mais c’est bien agréable, je l’avoue» dit Lucien.

Le boulevard était planté de platanes dont les feuilles sèches craquaient joyeusement sous nos pas. Sur la place centrale se tenait un petit marché à l’aspect rassurant : les étals étaient raisonnablement garnis et si les prix étaient élevés, les légumes proposés étaient de bonne taille, pas comme le misérable bouquet de vert de poireaux et les carottes de la taille d’un crayon vendus à prix d’or dont j’avais dû me contenter quelques jours plus tôt à Marseille.

« Les Bruna serait d’accord pour nous louer la maison principale qu’il n’occupe plus pour une somme très modique. Trop grand pour Madame Bruna et seulement son fils. Il y a huit chambres, une grande pièce au rez-de-chaussée attenante à une cuisine où on tiendrait à vingt sans se gêner. Ce devait être la bergerie. Tout est en l’état, il y a encore de la paille ! En contrepartie, on nettoie, on aménage, on aide aux menus travaux » résuma Sylvain.

« Toi, Sylvain, tes affaires te conduisent plus souvent à Aix qu’à Marseille en ce moment. Mais les répétitions pour votre pièce s’achèvent bientôt et vous allez vous produire à Aix un mois, guère plus, si j’ai bien compris. Après, tu vas plutôt travailler à Marseille. Et puis en ce qui nous concerne Lucien et moi, tout nous retiens au centre-ville de Marseille : les leçons que je donne à l’Institut Péguy, l’emploi de Lucien à la pharmacie Jaumet ; ce n’est pas que ça nous rapporte beaucoup, mais ça couvre le loyer et le chauffage. Avec nos économies on peut tenir encore quelques mois. »

Myriam s’interrompt et soupire.

« On a tout juste le temps de respirer et de s’occuper de ce qui nous intéresse vraiment. Je n’imagine même pas la situation si comme Mangin nous devions courir de consulats en comités pour obtenir tous les visas et partir aux Etats-Unis. »

Son mari lui passe un bras autour des épaules et la serre légèrement contre lui.

« Tu sais, si nous habitions à Aubagne chez les Bruna nous ne dépenserions presque rien ; tu pourrais même arrêter tes cours à l’Institut.

-         Mais je ne veux pas arrêter, c’est parfois pénible mais avec plusieurs collègues nous avons entamé une réflexion sur la pédagogie et c’est à ça que je voudrais consacrer du temps. »

Elle rit.

« Voilà presque deux heures que nous sommes partis et nous arrivons à peine au panneau qui signale la ferme Bruna. Toujours pas de Mangin d’ailleurs… admettons que nous n’ayons pas perdu dix bonnes minutes à trouver notre chemin pour sortir de la ville s’il avait été là comme promis, ça reste un temps considérable de trajet. Qu’en penses-tu, toi, Robine ?

-         Je suis partagée. C’est vrai, nous ne dépenserions presque rien, nous serions en sécurité, le problème du ravitaillement serait moins pressant, et sur ce point nous gagnerions certainement du temps, mais c’est clair, quatre heures de trajet chaque jour, c’est beaucoup. Il nous faut trouver exactement la même chose, mais plutôt vers la Pomme, la Valentine, la Millière au grand maximum. D’ailleurs, c’est la limite Est de Marseille, la Millière. Le 11ème arrondissement. J’ai vérifié sur la carte. Le village d’après, la Peine, on sort de la ville. »

Nous continuons d’avancer d’un bon pas, le ciel est calme, d’un bleu profond, reposant ; nous somme en train de gravir une colline raide et soudain à notre gauche, dans une petite dépression où un large pré s’étale en plein soleil, nous apercevons en fin les bâtiments de la ferme Bruna. Un chemin de terre qui serpente mollement aux côté d’un ruisseau y conduit. Tout autour des haies d’aubépine dont les feuilles jaunies commencent à tapisser le sol révèle la réserve de baies rouges pour les oiseaux cet hiver.

 

 

 

 

 

 

 

Rosalba et Nathan tombent amoureux

Un vent s’est levé qui venait de l’Afrique. Il dura deux jours et pendant cette nuaison, le sable ocre du désert a voilé le ciel, irrité les yeux, fait tousser. L’atmosphère a pris une teinte sépia, on se mouvait dans une sorte de temps suspendu, comme emprisonné dans une photo exhumée d’un carton. J’allais, comme d’habitude, rouler mes croquettes de fruit le matin parce que je savais que Nathan y serait. Je me demandais si aujourd’hui, à cause du vent, de la lumière, cette rupture dans l’habitude si minime soit-elle, allait entraîner un vaste changement. Aujourd’hui, Nils m’adresserait la parole, avec son drôle d’accent, ses mots caillouteux. Il me dirait : drôle de temps, hein ? Il me regarderait et je trouverais la remarque spirituelle, l’information incroyable qui l’inciterait à me donner une seconde phrase en pâture. Une conversation entre nous. En grimpant les escaliers dans la rue, un mouchoir sur le nez, j’étais satisfaite ainsi perdue dans mon rêve d’amour, même si je n’arrivais pas à imaginer la deuxième phrase de notre duo. Ce flou me plaisait. C’était l’impression de l’amour, de sa promesse, de sa tiédeur. Je me sentais comme veloutée à l’intérieur rien qu’à évoquer le prénom de Nils.

Alors quand sa main a frôlé la mienne en me tendant un paquet d’emballage que j’avais failli faire tomber (j’étais d’une excessive maladresse en sa présence), ma langue a séché d’un coup dans ma bouche : je n’avais plus une goutte de salive et je n’ai pas osé levé les yeux. J’avais sans doute imaginé ce contact fugace. Quelques minutes plus tard, alors que j’avais posé ma main gauche à plat sur la table, complètement immobile, pour écouter les nouvelles récriminations de Mangin, j’ai senti la sienne se poser exactement à côté et entre ces parois de chair s’est mis à couler un flot de lave. Nous ne bougions plus ni l’un ni l’autre, je n’entendais plus la voix de Mangin, le battement du sirocco contre les volets, le crépitement du papier plié s’était effacé, je n’avais plus mal aux pieds, le sucre de la pâte de datte sur mes doigts avait cessé de coller. J’ai incliné, légèrement, la tête vers ma main gauche et sa main droite. Je ne respirais pas. A cet instant, Nathan a déplacé légèrement le petit doigt, juste le petit doigt pour qu’il s’aligne parfaitement contre le mien.

A onze heures et demie, dans l’escalier, il m’a embrassé pour la première fois.

 

 

 

 

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23 mai 2017

Farniente

D'habitude, je me sens coupable. C'est un état quasi permanent avec de brèves périodes d'oblitération, certains moments où j'oublie et où je me laisse glisser dans la béatitude de l'instant, comme aujourd'hui : ciel bleu avec ce qu'il faut de nuages en altitude, air tiède, parfum suave des genêts sur le point de finir leur floraison. C'est le matin, tôt. J'ai nourri les animaux : chats domestiques, chats sauvages, poissons rouges, poules - comme ça, dans cet ordre que je ne change pas. Je sirote ma première tasse de thé assise au-dessus du potager, pour une vue d'ensemble de cette partie du jardin. Depuis le résultat de l'élection présidentielle, je n'écoute pas la radio, je ne regarde pas la télévision, je lis simplement les gros titres sur différents journaux en utilisant internet. Je passe le plus souvent par Facebook où j'ai établi une communauté de personnes dont je partage en gros les opinions, si un titre m'intéresse je le lis et je le partage. Pas de vagues. Je me préserve. Première couche de culpabilité de faire ainsi.

Donc c'est ce matin. Je ne fais aucun bruit, aucun mouvement, aussi des mésanges se posent sur les pins et les chênes alentours ; elles se disputent et les piaillements ne sont pas interrompus quand mon plus jeune chat, le Petit Noir, se glisse derrière mon fauteuil puis grimpe sur mes genoux, juste de passage. Ce n'est pas le silence, je veux dire le "silence" des jardins fait de cris d'animaux, de claquements, de froissements. Par-dessus tout ça il y a la rumeur continue des voitures dans la vallée d'Aigues, une rumeur de moteurs - voitures, engins agricoles, bétonnières, tondeuses - qui ne cesse jamais sauf la nuit. La rumeur des gens occupés, ils vont, viennent ; ils se déplacent pour faire des courses, accompagner tel ou tel, aller au travail. Il doit y avoir des gens qui simplement se promènent dans le lot, mais d'où je me tiens, j'ai l'impression d'une activité dense qui tient tout un chacun ; sauf moi. Je profite. Je suis de la race des profiteuses. Oh, le sentiment de culpabilité. Je profite de ma rente de temps libre ; je la dilapide.

J'ai un agenda comme tout le monde. Mi-août, quand je l'achète (et je le choisis toujours avec soin), la première chose que je fais c'est de barrer toutes les plages (plages...) où ma présence n'est pas requise au lycée. Ensuite j'écris en gros, avec plein de couleurs différentes, pour que ça se voit, les réunions, les conseils, les rendez-vous et même les repas de famille, le café occasionnel, une séance au ciné (les années fastes où je m'étais payé des abonnements au théâtre et au Pavillon Noir, je notais les spectacles), j'établis la liste de mes occupations, ma vie se remplit, j'en jouis. Si une date est modifiée, je la barre, toujours à gros traits et j'occupe un autre espace que j'entoure : ça se voit. Deux plages pour le prix d'une. Au bout du compte, mon agenda me fait honte ; sa maigreur me renvoie à ma culpabilité. Je pense à l'agenda de CN avec envie et trouble. Je lui envie ce cahier épais dont chaque ligne est remplie des mois à l'avance d'une écriture serrée. Elle agrafe des feuilles supplémentaires aux pages officielles, des cartes de visite, des notes, des tas de paperolles. Dès la fin septembre son agenda boursoufflé pulvérise les frontières des couvertures et dégueule de l'occupation. Oui, cet agenda me fait envie, j'aimerais le posséder, son réseau, ses promesses de temps employé. Je suis désolée, désolée et contrite, de savoir en mon for intérieur que si d'aventure je suivais les prescriptions diaboliques de cet agenda, mon corps s'éteindrait au bout d'une semaine. L'euphorie de l'occupation et tout de suite après, bam, l'explosion en plein vol. Je fais partie de ces souillons qui ne font pas leur lit le matin, qui laisse les vêtements en tas ; non je ne fais pas les vitres, ni le repassage, ni le rangement. Chez moi, c'est le bordel jusqu'à ce qu'une vague de culpabilité plus forte que les autres me jette dans une frénésie de ménage qui m'épuise aussitôt pour des jours et des jours. J'ai des collègues qui se lèvent à 5 heures du matin, d'autres qui consacrent leur weekend à ces tâches parmi beaucoup d'autres. Où est-ce que tu trouves le temps de lire ? Où est-ce que tu-trouves le temps d'écrire ? Je n'ose jamais dire la vérité, alors je mens, je m'invente des prouesses ménagères, des tonnes de copies, des cours peaufinés jusqu'à l'os. J'admire celles qui ont étudié deux diplômes à la fois et qui trouvaient le temps de se faire quelques sous en bossant comme pionne et qui faisaient la fête la nuit venue. J'admire celles qui tiennent leur maison (gère la femme de ménage ?), déclarent ne pas avoir une minute à elles, casent un rendez-vous chez le coiffeur entre un trajet en train et une réunion, puis vont au vernissage d'une expo et font la biennale de Venise. Moi, ce n'est pas mon agenda qui dégueule, c'est ma corbeille à linge. Je profite du temps qui s'écoule sans remuer le petit doigt, même pas pour faire du yoga sur la terrasse. Je ne fais rien, rien qui laisse une trace utile de mon passage. Déjà, enfant, j'étais comme ça. A ma prof de français de 6ème ou de 5ème, Mme Ferratier, qui s'inquiétait de ma mollesse ma mère avait écrit un mot sur mon carnet de correspondance : " Madame, veuillez excuser la nonchalance de ma fille. Elle prend des antihistaminiques pour son asthme ce qui peut éventuellement l'expliquer. N'hésitez pas à la secouer, je vous en remercie par avance." Avec le recul, je ne crois pas que l'asthme ou les antihistaminiques étaient la cause de mon détachement de la ligne du temps. Je suivais un autre rythme, j'étais lente, déjà inscrite en faux. Avec l'âge on peut prendre ça pour du calme : en situation de crise, on peut lui faire confiance, elle ne s'affole jamais.  Faux, faux. Et comme je me sens coupable : je considère l'épaisseur de mes chairs et mon activité au ralenti au regard de celles, minces et actives, qui font. Elles font. Suis-je une de ces contemplatives qui observent à distance le monde et qui le jour venu produisent une oeuvre qui l'éclairera ? Comme ce serait bien ; mais non. Je me sens coupable ; mais juste à la marge de ma conscience, assez près pour que parfois je le touche du doigt, le sentiment de satisfaction d'avoir gonflé et débordé le moule de mon éducation.

Je suis la reine du farniente.

31 octobre 2016

Douceurs

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Un des moments favoris de l'année : des vacances, une lenteur des heures, des promenades dans les montagnes éclairées de lampions rouges, jaunes. L'ombre des arbres elle-même est dorée. De ces trois jours dans le pays de Digne avec Elise et Maurice, je ramène des instants paisibles bien rangés dans ma mémoire. La topographie de ces contreforts alpins rend les randonnées un peu plus exigentes qu'ailleurs - chaque pente est rude. Mais arrivé dans des vallées désertées ou les cols solitaires, la récompense est là : deux refuges d'Andy Goldsworthy, la rivière d'argile au-dessus d'Esclangon et celui du col d'Escuichiere, mon préféré ; l'oeuvre de Richard Nonnas qui fixe la mémoire du hameau de Vière, abandonné depuis des dizaines d'années, je ne sais pas très bien, peut-être dix dizaines. Nous avons la chance de cheminer avec un ami de Maurice et Elise, Eric Klein, l'architecte-artiste qui a imaginé l'écrin dans lequel les oeuvres se nichent. De la pierre, de l'argile, du bois, pas de fioriture, j'ai l'impression d'une source continue de force ; j'aime la conversation lente des cailloux, l'endroit ne pouvait pas manquer de me plaire. D'Eric Klein, nous voyons aussi le mémorial érigé pour les victimes de cet avion précipité contre la montagne par son pilote dépressif - un suicidé accompagnés de 149 personnes qui n'avaient pas envie de mourir ce jour-là. 149 tiges de métal plantés dans un socle de béton dissimulé évoquent la chute, le ciel et la terre en collision. Les familles s'en servent pour y laisser des ex-voto, c'est maladroit, mais au fond c'est à eux, l'oeuvre d'art se transforme et se boursouffle du chagrin des familles. Le deuil ne s'affiche pas toujours avec la sobriété que j'imagine, mais en couleurs criardes et objets made in China.

Avant de partir, Elise et moi ramassons des poires au pied de l'étendage communal, à Prads où nous dormions, avec l'autorisation de Françoise notre logeuse loquace. Une telle abondance de fruits déclenche l'envie de récolter plus que nécessaire (le besoin atavique de se préparer à l'hiver ?). Je pense à cette phrase que j'ai lue : "j'ai besoin de pommes de terre, surtout ne m'en donne pas trop."

(Photo Elise Padovani - Détail d'un des murs dans le refuge d'Escuichiere - Andy Goldsworthy)

11 août 2016

Le placard (histoire courte)

Dans ma chambre il y avait un grand placard, une grande fenêtre aussi. La chambre était toute en longueur ; le jour il y avait tant de lumière côté fenêtre qu'elle dévorait le bleu des murs et le blanchissait. Dissous, il disparaissait. Il m'arrivait de tirer les rideaux. Le sol de tommettes rouges, on le distinguait à peine entre les jouets. Ils débordaient, les jouets, ils débordaient des paniers, des filets suspendus, des caisses en plastique de toutes les couleurs. Je m'en souviens, j'étais une enfant choyée. Choyée, gâtée de toutes les façons possibles. J'étais l'objet d'un amour inépuisable. On m'a beaucoup portée aux bras, donné des petits noms caressants ; jamais de scènes aux repas pour me faire avaler un plat que je n'aurais pas aimé. En cherchant bien, je n'aurais pas su désigner un aliment qui m'aurait dégoûtée ou même vaguement déplu — il ne s'en trouvait jamais dans mon assiette. Ah si. Je n'aimais pas le son du mot épinard. Mais dans mon assiette, à côté d'un saumon délicatement poêlé, entre les couches moelleuses des lasagnes, dans les plis des omelettes, les feuilles vertes, c'était des blettes. Ou des épinards. Ou des blettes. Ce vert n'a jamais porté le nom d'épinard dans la cuisine de ma mère. Quelques années ont passé, j'ai su que les épinards avaient aussi bien que les blettes fait parti des menus, et cela n'était déjà plus important.

Le soir, la marée de jouets retirée, le sol reparaissait. Les murs avaient eu le temps de reprendre consistance, leur bleu bien solide derrière les volets fermés. Chacun de mes parents me lisait non pas une mais deux histoires après le rituel du bain et de la brosse à dents. Ils s'allongeaient sur le petit lit avec moi, partageant ce moment, la lumière de la veilleuse à côté du placard affaiblie par celle de la lampe de chevet. On piochait sur l'étagère : Chien bleu, Le chat de Kiko, L'arbre sans fin et une quantité d'autres albums et livres dont le nom est à présent lointain, mais pas effacé. Du coin de l'œil je surveillais le placard où étaient rangés les vêtements et les tenues que j'avais quittés ou qui attendaient d'être choisis, un lendemain. Des petites versions de moi, aplaties et molles, suspendues sur des cintres. Dans le fond, une caisse à roulettes se logeait sous l'escalier où le placard avait pris place, pour gagner de la place. Le fond du placard était invisible. Pour autant que je sache, il n'y avait pas de fond à ce placard. Un rideau jaune aux plis amples et veloutés (une chute d'étoffe passée de mode) le fermait une fois les habits et les jouets rangés pour la nuit. Le rideau laissait toujours des marges noires si je ne me levais pas une fois les parents disparus ailleurs jusqu'au matin suivant. Je me recouchais. La veilleuse jouait son rôle une fois la lampe de chevet éteinte. Mais elle creusait aussi des ombres qui parfois bougeaient faiblement dans les plis du rideau. Et oui, de chaque côté, un peu de la nuit s'infiltrait. Elle venait du placard. Je rallumais la lampe de chevet, je me levais et j'ouvrais le rideau en grand. Et voilà, je préférais avoir le contenu du placard à l'œil. La lampe de chevet éteinte à nouveau, je m'endormais, l'interrupteur à la main, à l'abri sous la couette, pour que les langues de nuit ne touchent pas le nu de ma peau. Contre mon visage, la peluche d'une panthère me protégeait.

Gâtée, choyée, nourrie, câlinée, aimée, instruite et éduquée avec tous les soins dont la parentalité moderne était capable, j'étais également en bonne santé. Et comme tous les enfants en bonne santé, parfois, je tombais malade. Un jour, je fus clouée au lit, comme rouée par la fièvre et les courbatures, les tempes lourdes, en sueur, la gorge hérissée de piques. Les yeux bouffis et larmoyants, je me laissais aller aux bons soins de mes parents, et mon père, et ma mère, qui se relayaient à mon côté. Des tisanes douces, un petit morceau de pain d'épice pour me tenter (mais non), une petite cuillère de miel (oui), et branché sur la prise à côté du placard, au lieu de la veilleuse, un humidificateur crachotant une brume qui me rappelait une forêt au Portugal où nous avions passé des vacances un été. J'en avais ramené un ravissement pour le parfum de l'eucalyptus. Malade, j'avais droit à ma petite porte ouverte sur cette forêt portugaise. Apaisée, je franchissais le seuil odorant et me laissais porter par les histoires de ma mère. Je n'avais pas la force de l'écouter me lire un livre, je préférais qu'elle me parle. Cette fois là, elle évoqua un souvenir lié à ses maladies d'enfance. Sa propre mère, infirmière dans un un service de nuit à l'hôpital, la laissait chez sa grand-mère paternelle lorsqu'elle était malade, ce qui arrivait souvent. Quand j'avais de la fièvre et des nausées, je voyais défiler d'affreuses couleurs fluorescentes cernées de noir, à toute allure, ah, ça me donnait encore plus mal au cœur ! Et quand c'était une crise d'asthme et que je n'arrivais pas à respirer, ma grand-mère me prenait sur ses genoux et me caressait le dos, en rond, sans s'arrêter. Je finissais par me calmer. Au fond, je crois que ça me plaisait d'être malade.

Elle avait aimé ces périodes languides et hors du monde où on éteignait la lumière après avoir dit ses prières, sans se mettre à genoux à côté du lit —  ne pas prendre un coup de froid supplémentaire. La grand-mère lui avait raconté que la Sainte Vierge et le Petit Jésus veillaient sur elle. Qu'une fois, lorsqu'elle avait eu la typhoïde et qu'elle avait été bien prêt de mourir, elle avait soudain vu la Vierge dans ses draperies bleues, dressée dans toute sa gloire au pied de son lit. Elle lui avait souri avec amour et un grand cerf couronné de bois immenses l'avait rejointe dans une lumière céleste, une de ces lumières qui vous baigne, vous nourrit, vous désaltère, vous soulage de tout. Puis la vision s'était effacée et la fièvre avait cédé brusquement. Elle avait été tirée d'affaire. Ma mère (ma mère, enfant ?) avait écouté l'histoire sans mot dire et n'avait pas protesté quand la lumière s'était éteinte, bordée serré dans le petit lit du bureau, au fond du couloir. J'ai gardé les yeux fermés-fermés, tu sais, de peur que la Vierge ne m'apparaisse avec le grand cerf. Les fantômes, très peu pour moi ! A partir de ce moment, elle était tombée de moins en moins malade et puis plus du tout, conclut-elle, finalement, tu vois, la Vierge m'a guérie aussi.

Je ne sais pas si des cerfs vivent dans les forêts d'eucalyptus au Portugal. Je me suis levée, j'ai éteint la veilleuse réinstallée à la place du brumisateur et je laisse la nuit glisser hors du placard et envahir la chambre. Dans le lit, je me suis placée de façon à voir le fond du placard sans fond. Je guette. Le chemin est long sans doute, mais j'ai le temps, je suis malade, et je le reste. J'imagine déjà le son des sabots sur les feuilles, le frôlement des pieds nus de la femme à côté de la bête, la lumière.

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12 juin 2016

Les supporters de foot s'étripent sur le Vieux Port

Au jardin je contemple les poules, mon thé refroidit.

Elles se sont allègrement jetées sur la pâtée, un ample ragoût d'avoine, de boulgour, de lentilles corail, de restes de haricots verts, de carottes, de bouts de gruyère, le tout assaisonné  de levure de bière, de graines de lin et d'un peu d'huile - je m'amuse beaucoup à concocter cette mijotée de restes (le placard a subi des attaques coordonnées de mites alimentaires et de souris), je ne gaspillerai rien. Et c'est une satisfaction solide de les voir dévorer à grands coups de bec et non picorer, anorexiques, mettre les pieds dans le plat pour s'en coller plein la lampe sans un gloussement.

La petite rousse que j'appelle Suzon me suit comme un chat - j'adore entendre le bruit de ses pattes nues lorsqu'elle descend l'escalier de la terrasse sur mes talons. Tout comme les chats, elle passe parfois entre mes jambes et manque me faire trébucher. Je caresse son dos et son cou, elle me laisse faire sans s'acroupir de crainte.

La tâche minuscule et tranquille de nourrir les animaux le matin m'isole du monde plein de clameurs dépeint à la télévision et la radio. Les supporters de foot s'étripent sur le Vieux Port ? En Candide, je cultive mon jardin, myope et un peu dure de la feuille, par choix. C'est vrai, je ne vivrai pas tout, alors j'essaie de choisir au mieux ; parfois la nécessité me guide, parfois mon inclination. De fil en aiguille, à petits pas de poule, je fais mon chemin.

Tiens, deux gros chats mâles, un roux et un gris qui n'appartiennent pas à la maisonnée sont venus m'interrompre : ils ont traversé la terrasse dans une sorte d'étreinte monstrueuse d'où jaillissaient glapissements et touffes de poils pour finir tout au bas du jardin sous l'oeil effaré de Petit Noir et Garfield, eunuques bonhommes qui se fichent pas mal des questions de territoire et de transmission de leur patrimoine génétique. Parfois je me demande si tout ce qui se déroule dans ce jardin n'est pas qu'une métaphore (filée) du grand extérieur.

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11 janvier 2016

Major Tom

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The planet is emptier tonight and I'm feeling even more lonely. Whatever.

3 décembre 2015

Impressions

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Entrer dans le moulin à huile de Cucuron en cette saison c'est plonger dans un parfum vert, amer comme de l'herbe coupée, apéritif. On s'imagine aussitôt devant une salade de mâche et du pain à croûte épaisse et mie ferme - la promesse d'un festin. Le mot anglais qui me vient à l'esprit pour qualifier cette odeur particulière, c'est pungent : l'énergie de ces deux syllabes élastiques qui sautent en bouche l'incarne bien. La cueillette de nos olives nous vaut exactement 2,24 litres de ce plaisir liquide. Je résiste à l'envie de soutirer au bidon de quoi saucer mon pain à l'heure du thé...

Hier, soirée au grand Théâtre d'Aix avec Alaïs pour se laisser emporter par Roméo et Juliette, le ballet d'Angelin Preljocaj. Loin d'une Vérone cuite au soleil, Enki Bilal a dessiné les ruines d'une ville parcourue de rides et de nervures, d'inquiétantes lumières. Une milice y surveille le peuple, un chien muselé patrouille aux abords d'un mirador hérissé de piques, des bandes s'affrontent, des gueuses et des aristocrates aguichent les hommes sans distinction de classe, Roméo et Juliette se rencontrent et s'aiment d'une passion dévorante - ça finit mal, on s'en doutait. Comme d'habitude, j'ai pris les billets à la dernière minute, on se retrouve au premier rang, au ras de la scène. On perd les vues d'ensemble, mais on est au plus près de la peau, des tendons, des tremblements, de la cheville qui vacille, de l'orteil qui se crispe : la danseuse éthérée est humaine, sa passion est la mienne. Scène inoubliable : Roméo qui découvre Juliette figée dans l'apparence de la mort et qui danse avec son corps abandonné. Les larmes montent aux yeux.

 

1 décembre 2015

Le retour

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J'aime ce début de décembre. Tout l'été j'ai attendu l'hiver, le froid qui vient de l'Islande comme un salut, aux deux sens du terme.

Hier soir je regardais les informations sur Arte : sur fond de catastrophes liées au réchauffement planétaire des journalistes et des experts variés commentaient les enjeux de la COP21. 21 : depuis 21 ans des représentants de 150 états se réunissent et visiblement ne font rien d'autre qu'alourdir leur bilan carbone respectif en se déplaçant à grands frais. Effets de manches, effets d'annonce. Pierre Rahbi, dans une boutade, se demandait si la COP88 verrait émerger quelque chose. Il pense que le changement viendra des actions "colibris" de chacun, de chaque petite communauté civile - les ronds concentriques de graviers jetés dans la mare qui finissent par se rejoindre dans une ondulation commune. Je partage cette opinion, depuis longtemps (ne rien attendre des vastes instances occupées à réduire le service public - donc au public - par souci d'économie, pour éponger La Dette, comme si un Etat n'était qu'un vulgaire ménage).

Qui rêvera une vie différente ? Pas les machines à tuer produites en série par DAECH qui profite des circonstances établies par ces sociétés asservies à la production d'argent et de profit pour instaurer un ordre effrayant. Comment fonctionne le cerveau de ces types ? Je trouve imbécile de clamer même pas peur à chaque attentat, chaque meurtre commis. Si, justement, il faut avoir peur. Avoir peur et résister quand même avec solennité et dignité, pas à coups de blagues foireuses destinées à rétrécir l'importance de la menace. Sous-estimer la capacité à détruire de cette inquiétante variété d'êtres humains ne nous donne pas plus de force et ne nous grandit pas. J'aime le sérieux parfois. Adopter l'attitude qui a prévalu avant chaque guerre mondiale (et certainement les autres guerres) en appelant par exemple l'Allemand Nazi de 1939 "Boche" ou "Schpountz" ne l'a pas privé de sa force redoutable. Sans compter, qu'une partie des "patriotes" ne lui a pas trouvé si mauvaise gueule, à ce Schpountz. Et la France s'est retrouvée déculottée et violée jusqu'à l'arrivée des renforts - mus par leurs propres intérêts, pas par grandeur d'âme. La grandeur d'âme ne s'est manifesté qu'à hauteur d'homme, de petits groupes d'hommes (je parle d'Hommes avec un grand H, la lettre capitale étant constituée par les femmes) ; et là encore, ce sont les actions "colibris" (la sentimentalité du terme me rebute mais l'image est efficace) qui ont restauré l'humanité - soigné et réparé l'humanité jusqu'à la prochaine fois. La grandeur des nations, c'est souvent celle de communautés restreintes et persévérantes. On peut dire la même chose de la chute des nations.

Régulièrement, j'ouvre soit au hasard, soit à une date proche du jour où je suis, le journal de Virginia Woolf. L'entrée du vendredi 15 novembre 1918 m'a frappée ; peu de temps après l'armistice et la fin de la première guerre mondiale elle écrivait ceci :

"La paix disparaît rapidement à la lumière du train-train journalier. [...] Au lieu de sentir tout le long du jour et pendant le retour chez soi à travers les rues sombres que toute la population fixe son attention sur un point précis, on sent maintenant que toute la bande s'est égaillée et envolée au plus vite dans des directions différentes. Nous revoilà devenus une nation d'individus. Certains s'intéressent au football, d'autres aux courses, d'autres à la danse - bref, chacun court gaiment de droite et de gauche, se dépouille de son uniforme et se remet à s'occuper de ses affaires personnelles. [...] Les rues sont remplies de gens qui flânent tout à leur aise, les boutiques resplendissantes de lumières. Mais c'est déprimant aussi. Nous avions du moins élargi notre esprit pour envisager quelque chose d'universel ; voilà que nous nous dépêchons de le ramener à l'échelle des chipotages de Lloyd George et des élections générales [...]."

Déclaration de guerre, peu importe la forme qu'elle adopte, ou déclaration de paix c'est tout un : le sens de la grandeur et l'élan qui unit s'émoussent en quelques jours ; nous nous éparpillons de nouveau séduits par nos petits conforts (comme écrire ce journal en chaussettes en buvant du thé au soleil, non sans avoir mis le lave-vaisselle en route).

 

Hier, en entrant dans la salle des profs pour y déjeuner, mes collègues m'ont félicitée. Devant mon air éberlué, elles m'ont annoncé ma promotion à l'échelle des hors classe ; pourtant aucun mérite sinon celui d'avoir tenu comme enseignante pendant trente ans. Satisfaction purement financière donc et je l'apprécie comme il se doit. Même si la fameuse "société de consommation" me dépite chaque jour, j'apprécie l'aisance procurée par un salaire plus confortable : ne pas compter pour acheter un billet d'avion ou installer un poulailler au jardin... Ces derniers temps j'étais prise d'une frénésie de dépenses : livres, déjeuners au domaine de Château la Coste avec ma fille ou à l'hôtel de Caumont avec des collègues, écharpes, pulls, plantes, huiles essentielles, feutres de couleur, laine, fil à broder, cahiers, fruits, légumes, laitages et viandes bios et locaux hors de prix... toutes sortes d'achats qui signent mon appartenance à cette classe moyenne de petits intellectuels à la campagne mais avec des racines citadines, inoffensifs, un peu ridicules pour qui les regarde de loin - les bobos ? Je déteste cette étiquette qui porte en soi la marque du mépris et qui me désigne. Bref avec mon nouveau salaire et l'arriéré qui l'accompagne (?) je vais renflouer mon compte en banque (j'avais vaguement compté sur un à-valoir de la part d'Actes Sud...) et concrétiser mon rêve champêtre de poules et d'oeufs du jardin. J'ai des rêves confortables. Des rêves taillés pour le coin du feu, les crêpes au sucre, le thé, les chats et les livres.

Mais j'ai aussi envie d'un séjour au Japon (ah, la résidence d'auteur à la villa Kujoyama à Kyoto...). Il y a maintenant une vie, j'avais commencé à prendre des cours de conversation en langue japonaise avec Michel Lequeux. Sa mère est japonaise et vit encore là-bas, je ne sais pas exactement où - lui est mort à présent. Je l'ai revu en rêve, plusieurs années après son décès. C'était précisément dans le lieu où nous suivions ces cours ; je sortais de la salle lorsque je l'ai aperçu dans le hall. Intriguée mais pas inquiète j'ai vu qu'il m'attendait et je me suis approchée. "Mais tu es mort, non ? " "Oui, et alors ?" Ce qui était bien de lui de répondre une chose pareille, si bien que que j'ai gardé de cette rencontre dans le monde des songes un fort sentiment de réalité.

 

J'attends toujours des nouvelles d'Actes Sud pour mon troisième roman, Ici-même. Pas de reconnaissance financière, c'est à dire pas de passage du statut d'écrivain dilettante à celui d'écrivain reconnu qui peut se consacrer à l'écriture sans se soucier des factures (eh oui, je considère que c'est important), cela, je le sais. Du moins, j'attends le plaisir de voir mon manuscrit transformé en livre et rejoindre bibliothèques privées et publiques. Plaisir et satisfaction. On me dit que le Corail de Darwin tiré à deux-mille exemplaires est épuisé - plusieurs personnes qui voulaient l'acheter me l'ont signalé. Et je ne l'ai pas vu hier au Bleuet, à Banon. Il ne restait q'un exemplaire des Fantômes de Sénomagus qui prenait la poussière sur une étagère hors de vue et de portée. Dommage, c'est un bon roman. Evelyne Wenzinger me disait cet été qu'elle essayerait de faire passer le Corail en Babel (la collection de poche d'Actes Sud). J'aimerais que ce soit le cas des Fantômes aussi, mais ils ont l'air condamné hélas à un destin d'esprits fugaces et non de revenants !

 

 

 

 

 

23 mai 2015

Gavée, chamboulée

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Secouer la torpeur, lever l'engourdissement. Pendant des mois je me suis gavée jusqu'à l'écoeurement (non, c'est faux...) de séries en langue anglaise. Mon oreille, ma cervelle en sont chamboulées : toutes ces vocalises étrangères à ma langue maternelle, plusieurs heures par jour. Est-ce que cette ingestion de sons, de mots, de tournures, mais aussi les mimiques, les postures, mais aussi les clichés, les images toutes faites changent ma façon de percevoir ce que je suis et ce qui m'entoure ? Sans aucun doute. Ce qui change, certainement, c'est ma façon de réfléchir, de me parler en silence ou de m'adresser aux autres. Je ne choisis pas les mots de la même manière. c'est comme si le flux de mots devait à chaque fois passer le défilé de ma gorge, plusieurs vocables dans les deux langues principales qui sont miennes, mais aussi à l'occasion en espagnol ou en allemand. En un un centième de seconde, il faut choisir ; parfois ça coince, j'en deviens presque bègue.

En ce moment, j'ai la version originale et la traduction en français du roman de Barbara Kingsolver : Animal Dreams. Je vais de l'un à l'autre. Je me suis un peu indignée au début des choix de la traductrice - Guillemette Belleteste . Elle prend tout de même pas mal de libertés, mais au final, son texte est beau. C'est un peu autre chose...

La matinée est douce, peu de vent (enfin un peu de calme). Ce matin j'ai arraché une mer d'épinards montés en graines de leur bac et arrosé. Il faut que je me secoue et mette du paillis, une bonne couche. Les terres mélangées (compost, terreau acheté, terre de jardin, sable de rivière) sont si maltraitées par le vent incessant qu'elles ont un air malade vaguement dégoûtant. Je pense que mon mélange est loin d'être réussi.

Aujourd'hui, pour la première fois, je vais accompagner Fille en voiture, elle sera au volant. Elle a mis longtemps, je trouve, à avoir envie de conduire. Pour moi, grimper dans ma voiture, c'est toujours un fort symbole d'indépendance. Foin du réchauffement climatique, j'aime à penser que si j'en avais envie, je pourrais conduire jusqu'en Italie par exemple, sur un coup de tête. Je ne l'ai jamais fais fait, mais j'aime jouer avec l'idée. Pouvoir partir. Mais je peux le faire à pied !

 

 

12 mars 2015

Changements d'humeurs

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Hier, je me faisais de la bile, aujourd'hui je me sens plus sanguine. Reçu un message apaisé de MV, je ne m'y attendais pas. Mais pas de ping-pong courriel, le message d'hier m'a donné du grain à moudre. J'attends la farine.

Alors que ce canot-ci est renfloué, voilà qu'un autre coule. La librairie Maupetit à Marseille a ouvert un espace d'exposition et Claire Raphaël, agent de son époux Patrick, peintre, était au stade ultime d'une négociation où les toiles y seraient exposées accompagnées de textes de mon cru, avec lecture par bibi. Mon éditrice, Evelyne Wenzinger, enthousiaste, poussait à la roue ; le directeur de Maupetit a traîné Claire de courriels en coups de téléphone pour terminer sur ce rendez-vous où il lui annonce: je vous reçois pour faire plaisir à Evelyne qui pense du bien de ce projet (elle aime les collisions d'univers, voire les collusions), mais c'est non. Le projet n'est pas dans la ligne de cet espace. Un rapide système binaire au biniou aurait suffi : oui/non. Pourquoi faire perdre son temps aux gens ? Je pense à Claire, son énergie, sa créativité, son souci de la perfection (il faut dire qu'elle est maître-artisan brodeur, dotée d'un talent fou) : elle aurait pu s'économiser ces allées-venues. Patrick et moi, quoiqu'il advienne, avons décidé de réaliser ce travail, il peint, j'écris, on partage nos univers pour le plaisir de voir ce qui va naître. Peu importe le support. Nous trouverons toujours un lieu, virtuel ou non, pour montrer et partager avec des spectateurs/auditeurs le résultat de nos cogitations.

Putain (excuse my French), c'est simple : oui, non.

Il y a tant de moments où la nuance est de rigueur ; or par pure paresse intellectuelle, c'est là que le système binaire prévaut : blanc, noir, vrai, faux, bien, mal. Mais pour un rendez-vous, un déjeuner, une date ?  Où est l'enjeu ?

Claire est très déçue, je la comprends ; hier je l'étais aussi. Patrick me dit d'écouter la chanson de Charlélie Couture : même à Spielberg on a dit non. Oui, se prendre un râteau, ce n'est pas bon. Plusieurs râteaux, ça fait mal. Mais il est vrai, qu'au fil des ans, des oui bienvenus se font plus nombreux.

Passé un moment à observer les oiseaux se disputer les petites pommes du pommier japonais. Hiérarchie stricte, pas de mélange d'espèces - si j'y suis, tu t'en vas. J'écoute les sons qu'ils émettent, de véritables phrases et on sait bien de quoi il est question ; de longs discours qui tendent à démontrer que si l'oiseau est joli, il n'est ni meilleur ni pire que l'humain.

Les chats, eux, se partagent le territoire de notre lit en bonne intelligence - pour une fois. Chacun s'est attribué un coin de nos oreillers pour y répandre leurs poils d'hiver. Oui, je m'en fiche. Oui, j'aime être allongée entre les deux, regarder les oiseaux et revenir à ma lecture ou mon écriture. Je lis un roman édité par l'Aube justement - pas de la littérature, sauf si on prend en compte l'effort de déconstruction pour éviter le récit linéaire - mais un témoignage terrible sur la question des mères porteuses en Inde, des études sauvages sur les embryons humains et d'une manière générale, de la condition des femmes des classes sociales défavorisées ; le bouquin est intitulé "Les origines de l'amour", de Kishwar Desai (bien) traduit par Benoîte Dauvergne dans la collection Aube Noire ; ça se lit comme un polar de bonne facture.

Passée chez Mot-à-à Mot pour le premier tome des oeuvres romanesques de Dostoïevski de 1846 à 1849 traduites par André Markowicz pour Actes Sud. J'ai biberonné de la littérature anglo-saxonne en VO depuis plus de 30 ans, un supplément d'âme russe est nécessaire.

Fille, seule étudiante du spécialiste de sumérien, araméen et autres langues disparues du département de linguistique à l'Université de Provence, travaille jusqu'à 20h sous sa houlette. Les deux autres étudiants ont lâché la rampe avant la fin du premier semestre. Je trouve qu'elle a de la chance : et d'être passionnée, et d'avoir un bon spécialiste dans le domaine à son entière disposition.

 

 

 

11 mars 2015

Message

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Au crépuscule, Place des Martyrs-de-la-Résistance à Aix, un message projeté sur un mur attire mon attention. Lumière entre chien  et loup, ce qui est écrit sur le mur a l'évanescence et la puissance d'un rêve ; mais nous sommes deux à le repérer puisque c'est Fille qui m'a traînée là, un atelier vocal autour du Songe d'une nuit d'été qui sera présenté au festival - la partition de Benjamin Britten. Je cherche des signes partout, et j'ai décidé que ce message, à ce moment précis en était un adressé directement à moi : écris cette foutue scène de ton roman, arrête de tourner autour. Dans mon histoire, je veux raconter cette nuit de pleine lune de juillet 42 où cette oeuvre fut jouée sur une partition de Jacques Ibert. J'y rêve beaucoup. Je lis et relis les articles du site d'Alain Paire, je cherche dans mes notes désordonnées - pourquoi tout est si désordonné : dans ma tête, mes carnets truffés de bouts de papier, de tickets où j'ai écrit trois mots... ça me complique tellement la tâche. Pour les deux premiers romans, j'ai eu la constante impression de marcher dans un labyrinthe ; je me demandais si je n'allais pas tout planter là et ramper vers la sortie en passant sous les haies ; le troisième ne fait pas exception. Mais bien sûr, ce n'est pas possible. Une fois aventuré suffisamment loin dans un labyrinthe, il n'y a pas d'autre solution que trouver le centre puis la sortie. Si bien que je suis dans ma prison verte comme les deux premières fois. Alors je rêvasse beaucoup, longtemps, et j'écris peu à peu en espérant voir le bout.

J'ai chanté. Nous étions nombreux, plus d'une vingtaine je crois, tous des étudiants, et moi, là, au milieu qui avais deux fois leur âge. Cela ne m'a pas émue, mais si leur regard par hasard croisait le mien, il ne faisait que passer. C'était pareil pour tout le monde - la timidité. Fille, Ourson et moi avions un peu l'expérience du chant lyrique - et moi de la chorale puisqu'à l'âge de ces jeunes gens je faisais partie de la Thomas Morley Choir de mon UER d'anglais - collée d'office chez les altos puisque la tessiture de ma voix le permettait. Alors maintenant, je me régale de batifoler avec les sopranos. Et hier, j'avoue l'esbrouffe, une sorte de vanité jouissive (non que ma voix soit intéressante, elle est" brute de décoffrage" !) : tellement tentant et reposant de lâcher la voix, le souffle. Et Britten s'y prêtait merveilleusement. Aujourd'hui, l'adrénaline est retombée, je me sens épuisée, j'ai puisé toute l'eau du puits.

Reçu un courriel de MV des éditions de l'Aube qui ne cache que mon insistance commence à sérieusement les irriter. C'est poli. Il faut dire qu'après deux déjeuners décommandés, j'avais juste envie de m'entendre dire une chose simple : c'est possible ou bien ce n'est pas possible. On peut vous prendre en stage ou pas. Il y a la possibilité d'un poste ou pas. Un truc binaire. Blanc, noir, oui, non. J'ai voulu me montrer "motivée", ce mot à la mode ; je n'ai réussi qu'à harceler. Je n'aime pas attendre. Je préfère le non sans ambage, et hop, je passe à autre chose.

Prof.

Après tout, j'ai réussi à le faire jusque là, je peux continuer, je ne serai ni la première ni la dernière. Je me complique la vie pour rien. C'est vrai quoi. Travailler ici ou là ne changera pas qui je suis, aller ici ou là ne me fera pas sortir de mes frontières. Ailleurs, l'herbe a la même couleur, il faut l'admettre.

10 février 2015

Un texte germe

 

Métamorphose inachevée 3

Tableau inachevé, anonyme, communiqué par Gilles Eichenbaum (garbage.com)

La toute première version d'une partie des "Fantômes de Sénomagus". C'est étrange de le lire, si longtemps après : il m'appartient sous la forme d'un vieux souvenir, comme celui d'une très vieille femme, dans une autre vie peut-être.

 

 

Dans la bibliothèque Inguimbertine

 

Dans la bibliothèque Inguimbertine, le silence se palpe sous forme de grains de poussière ténus qui flottent serrés les uns contre les autres dans les stries de soleil. Les ombres intermédiaires poussées par les murs chargés de rayonnages ne laissent qu’à peine deviner les formes qui habitent la salle de lecture. Des meubles, quelques humains épars, moi, la poussière des siècles si épaisse qu’elle ralentit tout, les mouvements, la respiration, même la pensée. J’attends mes documents.


Ma grand-mère m’a recommandé de laisser les morts avec les morts, mais c’est parce qu’elle n’a pas envie de découvrir des histoires de filles engrossées, d’enfants abandonnés dans les hospices, de paysans faméliques qui ne possèdent pas la terre qu’ils travaillent. Il n’y a pas de seigneurs ni de gentes dames qui nous ont transmis leurs gènes, mais des journaliers, quelques métayers, de loin en loin quelques gros paysans aisés qui possèdent terres et bâtiments, pas mal de filles mères et des histoires quotidiennes que les années ont polies, concentrées en épisodes poignants ou drôles. Des histoires comme celles de cette Rosalie Condamin, épouse Manon, qui abandonne son enfant dès la naissance et qui retourne le chercher à l’hospice deux ans après, une fois mariée. Je l’imagine espérer deux ans durant amasser assez d’argent, trouver un homme qui l’aime et l’estime assez pour la prendre elle et son petit garçon. Et puis il y a cette histoire d’un homme qu’on a pendu deux fois le 28 décembre 1695 sur le parvis du Palais des Papes.

« Voilà le registre pour l’année 1695, et aussi les carnets des Pénitents Noirs pour la même année.  Si vous voulez bien signer ici ? »

 

La bibliothèque Inguimbertine est un abri, un abri sûr, où le bruit du monde est assourdi, étouffé dans la poussière des pages, des siècles. Que m’importe ma propre histoire au regard des milliers d’autres histoires, terribles ou insignifiantes, inscrites là, dans la mémoire des hommes pour les siècles et les siècles. Je me perds dans l’encens des manuscrits, je m’y promène comme de crypte en crypte, à la recherche de la foi et de la ferveur. Qu’est-ce donc qui a poussé tous ces hommes et toutes ces femmes à vivre, à laisser ces traces inouïes, indélébiles, la plupart du temps à leur insu ? Azalaïs avait-elle aussi peur que moi d’être vivante et de mourir aussi ? Est-ce d’elle que je tiens ce geste d’enrouler une mèche de cheveux autour de mon index, lorsque je réfléchis ? Quels traits me viennent d’elle ? J’imagine que lorsqu’Azalaïs fut découverte inanimée dans la cour de la Bastide des Bois cette nuit de grand mistral glacé, un peu avant qu’Antoine-Marie ne soit charrié à la potence, le choc d’être ramenée au monde sensible fut si violent, que les ondes en descendent encore le fil des générations pour m’atteindre et s’imprimer en un geste machinal, un écho, un vague son lointain, enfoui, loin, loin dans ce que je suis.

 

 

 

 

Antoine-Marie, personne ne s’étonna vraiment lorsqu’on le pendit. Ce qui étonna, c’est qu’on le pendît deux fois.

 

 

Cette nuit, le mistral s’est levé. La Bastide du Bois affronte les tourbillons et les rafales rageuses comme autant de poings qui cognent les volets et les secouent à les arracher. Azalaïs, son enfant dans le lit avec elle, pressée, serrée dans le sommeil serein de la petite, toutes ses pensées transies  autour de la seule note stridente du vent.

 

 

Sur la place, devant la potence, la foule assourdie, énervée par les bourrasques brutales, la peau rougie et engourdie, observe la corde qui fouette l’air, bat à grands coups secs l’assemblage de poutres qui va porter tout à l’heure le corps d’Antoine-Marie. Un grand soupir s’exhale des bouches, se mêle au vent, des cris et des murmures montent lorsque le bourreau paraît ; un tout jeunot, pour qui c’est la première pendaison et qui marche à la potence avec l’arrogance de l'enfant qui s’en va faire pour la première fois, seul, une besogne d'adulte. Comme il ne fait pas mine de se presser, ni même de remarquer la présence d'un pénitent noir qui veut attirer son attention, quelques paysans au premier rang commencent de le huer : quelques quolibets isolés d’abord, et puis des injures et des crachats. La poignée de soldats qui accompagne le bourreau regarde l'assistance d'un œil morne et l'un d'eux remue vaguement son mousquet en direction de la foule, mais il n'est visiblement pas convaincu de l'utilité de son geste pour restaurer un semblant de calme. Enfin le pénitent noir s’approche tout à fait du bourreau, lui empoigne fermement l’épaule, se penche à son oreille et siffle de rage contenue :

« Oh gamin, tu vas me laisser voir ton condamné, il a le droit de me parler. Tu sens encore le lait, même si tu as déjà du sang sur les mains, je pourrais te casser la tête comme une coque de noix si tu ne t'actives pas plus que ça."

Le pénitent a les mains rudes et rêches et son habit impressionne le petit bourreau ; la foule se met à rire de voir le corps dégingandé du jeune bourreau plier tel un roseau sous la poigne du pénitent qui le domine de plus d’une tête et pour échapper à l’embarras des moqueries, craignant le tumulte de la meute excitée par le mistral et l’attente, il tire l’homme à sa suite, le faisant pénétrer par une petite porte s’ouvrant à la gauche du grand portail du Palais des Papes, et conduisant dans la cour où attend le condamné.

 

 

 

Dans le chemin pierreux qui renvoie la chaleur du jour, deux silhouettes avancent sans se presser. Azalaïs remet une mèche trempée de sueur sous le bonnet de coton blanc amidonné avec soin. Elle est un peu rouge, la montée vers la Bastide du Bois est rude, même si aujourd’hui elle ne porte aucun panier. Les chiens vont et viennent, langues pendantes, se poursuivant, faisant fi de la chaleur de cette fin de journée. Dans un moment, le soleil disparaîtra au bout de la Durance et l’air fraîchira sensiblement sur ce contrefort du Luberon. Antoine-Marie se penche vers Azalaïs  et murmure quelques mots à son oreille. Elle sent la tiédeur humide de l’haleine effleurer son oreille et sa gorge la serre. Antoine-Marie se redresse, prenant son temps. Elle est toute étonnée de cette attention, surprise que sa vie morne et molle de jeune veuve, mère d’une petite fille, en soit ainsi éclairée, une promesse de lumière et de douceur et la fraîcheur encore, qui anime et éveille les sens. Elle parle, pour dissiper cette langueur qui la vole à elle-même.

 " Vois ! Nous y sommes. Tu te reconnais ? Il y a des années que tu n’es plus monté jusqu’ici. Il n’y a personne qui viendra te chercher là, tu seras bien tranquille, va ! "    affirme Azalaïs. Elle ajoute après un temps de silence :

" J'aime cet endroit."

Au détour du chemin qui commence à bleuir, une masse trapue se matérialise à la gauche de peupliers aux reflets métalliques. Sous le ciel pommelé de nuages légers, le souffle intermittent du vent qui se lève lutte contre l’assaut bouillonnant des plantes. Les lavandes et les romarins repoussent de leurs petites racines têtues l’ombre minérale de la maison. Le lierre s’insinue dans les crevasses des murs ocres. Les lignes moussues du toit se prêtent paresseusement aux caresses des pins et la façade s'alanguit dans un bosquet dense de chênes verts. La maison baigne son reflet tout entier dans un petit lac aux eaux si limpides qu’on distingue au-delà de l’image  de la bâtisse le lit brun de végétation pourrie et l’éclat fugitif d’une perche. Le soleil disparaît soudain et l’endroit semble frémir dans la lumière mauve. Antoine-Marie s’arrête et pose les paniers qu’il portait pour Azalaïs. Il regarde le lac, la maison, la femme brune à ses côtés. Il lui a fait un brin de cour pendant tout le chemin ; Antoine-Marie, les femmes, il ne peut pas s’empêcher de les vouloir toutes. Même celle-ci, qui lui a toujours paru si sévère, toujours à faire passer les devoirs avant les plaisirs. Jamais il n’avait pu lui parler aussi longtemps qu’aujourd’hui. Il n'a plus vraiment envie de lui faire la cour comme aux autres. Elle rit trop doucement, elle l’écoute trop bien, ses yeux sont trop grands, trop noirs, trop doux, trop sérieux. Antoine-Marie, pour la première fois de sa vie, se sent intimidé. Le Jean a accepté de le cacher après le pillage de la Chartreuse de Bompas parce que l’autorité et les exigences du prieur de Bompas sont devenus insupportables, et beaucoup pensent la même chose en menant qui leur chèvre, qui leurs paniers de topinambours, qui leurs pièces de lin à la Chartreuse, sans oser broncher. Mais quand quelques fortes têtes ont voulu défier le prieur, Jean n’a pas voulu participer à l’expédition ; il envie la folie d’Antoine-Marie et tout de même, pour faire un geste, sa rébellion à lui, il a envoyé sa fille le chercher sous couvert de vendre du miel et du fromage au marché. Antoine-Marie restera pour un temps à la Bastide du Bois, en attendant de partir vers Forcalquier en suivant les crêtes du Luberon.

 

 

 

Antoine-Marie

Antoine-Marie

Antoine-Marie

Les deux noms ainsi accolés font une litanie, une prière qui coule sans cesse d’entre les lèvres d’Azalaïs . Pieds nus sur les dalles de pierre de la cuisine, elle tourne comme une bête folle en répétant ces deux noms comme un charme, un talisman précieux qui le sauverait, le lui ramènerait.

Antoine-Marie, pleine de grâce, priez pour nous, pauvres pêcheurs, maintenant et à l’heure de notre mort. Azalaïs bondit à la porte de la cuisine, repousse les forts verrous et sort dans la cour où le souffle puissant du mistral s’empare de la frêle chemise de lin blanc et la fait battre autour de son corps transi, sentant à peine la glace coupante qui lui pénètre la chair. Le linge bat comme l’aile d’un grand oiseau. Azalaïs hurle le nom d’Antoine-Marie, mais l’haleine et le nom se perdent au vent qui fourre son poing violent dans la bouche de la pleureuse et arrache les sons avant que la prière pour le salut du supplicié puisse être dite entière.

Sur le parvis du Palais des Papes, Jean de la Bastide des Bois, le visage blême, les lèvres exsangues, voit le jeune bourreau lutter contre le vent et le poids d’Antoine-Marie pour pousser celui-ci à reculons le long d’une grossière échelle. Le vent fouaille la corde et le bourreau fait tout son possible pour s’en emparer et se maintenir en équilibre lui et son condamné . Le grondement qui emplit la place monte des platanes tordus par le souffle puissant et affolant du mistral et les bouches gelées de l’assistance. Certains sont là, à bader, et la lutte du bourreau contre l’air sauvage du mistral constitue d’intéressantes prémisses au spectacle du corps qui bientôt luttera contre la mort : pleurera-t-il, appellera-t-il sa mère arrivé en haut de l’échelle comme le braconnier de la semaine passé ? Lutterait-il longtemps ? D’après ce qu’on disait du bonhomme et de ses exploits lors du pillage de la chartreuse de Bompas, il y avait fort à parier que la camarde  aurait du fil à retordre. Et il y a ceux qui ragent sourdement contre la tyrannie du prieur de Bompas qui écrase Caumont et les alentours de son avidité. Le mistral dissimule cette haleine de colère qui monte, mais la pensée des maisons, des granges et des champs brûlés de ceux qui de prés ou de loin avaient aidé les rebelles tord le ventre de beaucoup.

 

 

La porte de la cuisine qui bat réveille Jacques Manon, le valet, qui dort dans une pièce au-dessus de l’écurie. Il se lève péniblement en maugréant ; se penchant par la lucarne, il voit Azalaïs étendue dans la cour, baignée par la clarté tranchante de la lune, et le mistral semble s’acharner à vouloir emporter dans ses bras d’air et de poussière la forme inerte, privée d’esprit. Jacques se précipite et le vent lui arrache la lourde porte des mains, lui laissant une rude traînée d’échardes dans les paumes.

 

 

Le bourreau parvient à passer le nœud coulant autour du cou d’Antoine-Marie ; il dégringole l’échelle à demi aveuglé et assourdi par la cagoule noire que les rafales plaquent contre sa tête. Avec peine, il fait basculer l’échelle, luttant contre le poids du vent et du condamné mêlés, et les pieds nus d’Antoine-Marie battent désespérément l’air. Il est jeune et solide, il mettra du temps à mourir puisque le bourreau n’est pas parvenu à lui briser le cou en poussant l’échelle avec assez de force. Certains badauds rugissent de plaisir, les amis d’Antoine-Marie frémissent. Soudain, l’échafaudage de poutre tremble sous une bourrasque plus terrible que les autres et l’édifice s’écroule avec le corps encore vivant du condamné. La foule trépigne et se remet à hurler et à injurier de plus belle le bourreau maladroit. Jean joint les mains, se rendant compte qu’Antoine peut être gracié. Aidé d’un acolyte et du pénitent noir, essayant d’éviter les cailloux qui commencent à pleuvoir, le bourreau traîne le condamné dans la cour intérieure alors que les soldats maintiennent la porte ouverte, se souciant peu de devoir affronter la foule rageuse. Jean se précipite pour savoir si Antoine est toujours vivant, pensant que c’est une manifestation de la grâce divine, pour récompenser le courage du jeune homme qui a quitté l’abri sûr de la Bastide du Bois afin de pas risquer la ruine de la ferme et de ses habitants quand les recherches menées par les hommes du prieur de Bompas se sont faites plus pressées et plus sauvages. Mais des ouvriers sortent et sous la conduite du jeune bourreau, ils essayent de remonter l’assemblage de poutres qui supporte la corde. Des cris et des jets de pierres accompagnent la tâche. On se moque de la maladresse du bourreau, mais surtout la grâce pour le condamné est réclamée avec de plus en plus de véhémence. Le jeune bourreau, laissé seul pour exécuter cette condamnation de routine, ne sait que faire . Il essaye d’afficher la détermination et l’autorité requises par sa fonction, mais un gros galet de Durance le frappe en pleine poitrine et l’envoie titubant contre la potence. Il se redresse tant bien que mal, et fait signe d’aller chercher le condamné. Jean interloqué, se précipite en criant

« Et la grâce ? Salopiot, la grâce ! »

La foule et le vent mugissent. On remonte le condamné, et un des ouvriers aide le bourreau à s’assurer de la corde, puis réalisant ce qu’il fait, il saute à bas de l’échelle d’un bond, laissant le bourreau accomplir seul son office. Un caillou bien ajusté vient frapper le bourreau à la tête, il tombe, s’agrippant à la taille  d’Antoine-Marie, l’entraînant dans une chute brutale. Rarement pareille boucherie s’était produite. Une femme se met à vomir, tombée à genoux. Mais la réparation de fortune ne supporte pas le poids des deux corps et la potence s’écroule complètement. Jean, le curé et le pénitent noir se précipitent et dégagent Antoine-Marie de dessous le corps étrangement affalé du bourreau en  le repoussant brutalement à coups de pied . Antoine respire encore, faiblement, les yeux révulsés, la peau du cou meurtrie et déchirée. Les trois hommes le soulèvent ; on n’entend plus que le mistral hurler dans les platanes de la place du Palais du Pape, la foule se tait. Quelqu’un a la présence d’esprit de s’emparer de la charrette qui emporte la dépouille des condamnés et on y jette Antoine-Marie, sans que les soldats fassent mine de vouloir s'en mêler ; après tout, peu leur chaut de se faire écharper pour un cadavre qu'on emporte.

 

 

Dans la bibliothèque Inguimbertine, les pages tournées des carnets jaunis froissent délicatement l’air. Je n’arrive pas à trouver la mention du décès d’Antoine-Marie Silvy le 28 décembre 1659 ; en revanche, pour la même journée, j’y vois le décès de Jean Ripert, bourreau de son état, à l’âge de 19 ans. Je scrute l’écriture fine et serrée, les abréviations cabalistiques pour trouver la date exacte du décès d’Antoine-Marie, mais au 31 décembre 1659, il n’y a toujours rien.

 

 

Sur le banc de pierre chauffé au soleil de mai, encadré de genêts éclatants et de lavandes grises, un homme de grande taille, le visage curieusement tordu, comme inerte sur tout un côté, surveille deux enfants, une fillette brune et un plus petit qui essaie de se redresser sur ses jambes malhabiles. Il tombe et commence à pleurer . Antoine-Marie se penche avec raideur vers le braillard et le réconforte doucement, d’un filet de voix éraillé, très bas, très doux. Azalaïs revient du potager, un gros panier de raves terreuses qu’elle porte contre sa hanche. Elle sourit.

 

 

3 février 2015

Mains de sage femme

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Au marché, le marchand de fruits me fait cadeau d'une mangue trop mûre. Je la pèle, détache la pulpe, découvre un noyau rugueux, couvert de fibres, une sorte de mont de Vénus blond. Je le passe sous l'eau claire, le brosse et laisse sécher. Une petite idée de sculpture sur noyau pour plus tard. Mais le lendemain, je découvre une fente qui s'élargit. Avec délicatesse - et la pointe d'un couteau - j'extrais une amande énorme, repliée comme un foetus, prête à germer. Alors je la plante au chaud et j'espère un bébé manguier pour dans quelques mois.

Aujourd'hui, pas un seul des flocons de neige promis. M'en fous, j'attends quand même, ça me distrait.

1 février 2015

Derrière le miroir

NON

Fille en Islande est partie randonner à cheval pendant près de six heures ; selon la météo, petite neige, -1, un peu de vent : l'expérience totale. Pendant ce temps je stérilise sa chambre : je suis une mauvaise mère, je n'ai plus passé la porte de son antre depuis qu'elle a 15 ans ; mais là, à sa demande, nous avons demonté son lit-mezzanine (d'ailleurs, s'il y a des amateurs, il est nickel, toutes les pièces sont numérotées et il est gratuit !). Donc grand ménage . Je ne suis pas du genre à lésiner : j'ai viré tout ce qui était au sol sur son bureau (une strate de plus ou de moins, ça ne fera pas de différence et ça l'occupera en rentrant de voyage). Ensuite, machine à vapeur, aspirateur, huile coude... la chambre paraît plus claire, plus grande, plus...agréable. J'ai d'ailleurs installé là mon petit lit pour éviter à Bernard mon sommeil erratique et mes humeurs d'(im)patiente en cours de sevrage de Prozac impossibles à exprimer. Et dans cette chambre qui sent la verveine (oui, oui), j'ai trouvé des pastels à l'huile (normal, il y en a un plein tiroir) et sur un de mes petits carnets, j'ai tenté de reproduire une affiche du théâtre de la Criée dont j'ignore l'auteur et auprès de qui je me confonds en excuses (si jamais il reconnaît l'affaire). C'est moche, mais qu'est-ce que ça fait du bien de dessiner après n'avoir plus tenu un crayon depuis mes dix huit ans...

Sinon, je fais des ouvrages pour dames, ça calme aussi ; ceux-là sont pour Fille, mais je n'oublie pas mes autres promesses (j'ai besoin de beaucoup de calme).

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27 janvier 2015

Les petits mots gentils

 

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Merci Béa, merci Pomponette, merci Toni : vous êtes adorables !

Aujourdhui je suis cuite, j"ai voulu frimé en briquant la maison de mes parenrs et en cousant des mitaines pour ma mère. Si vous êtes sages, je vous en ferai aussi...

Alaïs arrivée saine et sauve en Islande dit que les flocons ont la taille de boules de neige là-bas...

Bon, pas la force de presser mon cerveau pour une phrase mémorable, alors juste douce nuit.

25 janvier 2015

Le message du castel

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Dans le cadre de la thérapie par les arts manuels, cet aprés-midi, des amies chères m'ont entraînée dans l'atelier de Gérard Gazeau, à Grambois, en pleine cambrousse, pour y apprendre à confectionner un castel. Adeptes de la taille 36, cessez de lire.

Des amandes grises, c'est à dire avec leur peau, réduites en poudre, du sucre glace, de la farine, un soupçon de lait, des oeufs battus en neige ferme qu'on incorporera ; le tout mélangé, étalé sur 1cm d'épaisseur cuira 40 minutes à 150° (à surveiller selon les fours, la pâte doit rester ferme à la pression du doigt mais ne pas sécher).

Entre temps, discussions qui n'ont rien à voir avec le castel lui-même mais d'autres techniques pâtissières qui établissent une convivialité rassurante (les apprentis djihadistes, leurs instructeurs, les politiciens sans compétences, les financiers cupides, les économistes qui nous prennent pour des imbéciles, devraient plutôt se lancer dans la pâtisserie et la cuisine, ça nous ferait des vacances).

La crème au beurre pralinée : du beurre, de la praline, un caramel cuit au petit boulé (117°) ; je suis très fière de moi, j'ai osé pratiquer la "cuite", c'est à dire plonger ma main dans une jatte d'eau froide, plonger pouce, index et majeur en un centième de seconde dans le sucre bouillant , replonger les doigts dans l'eau pour en tester la consistance. C'était la phase juste avant le petit boulé, du nom délicat de morve dont c'est l'exacte consistance... Même pas mal. Nous disposions tout de même d'un thermomètre digital parfaitement au point pour les moins casse-cous.

Esuite battage des ingrédients, poème mousseux et odorant. Restait l'étape du montage, pas si simple, mais j'aime bien cette phase lente et sereine du décor. Pour un peu, je dirais que les gestes s'apparentent au cadrage minutieux, au choix de la lumière, en photographie (je ne suggère même pas l'idée de Photoshop... mais au fond, pourquoi pas : c'est juste que je ne sais pas m'en servir).

Inutile de dire que le cher Gérard nous avait recommandé un déjeuner léger sans dessert, thé ou café - il nous avait préparé une assiette de douceurs, du café (moi j'ai pris un thé très doux du nom de ma chanson préférée "Summer Time").

Parfois, le bonheur, c'est simple. Et l'ingrédient de base indispensable, c'est le partage. Si notre civilisation doit être sauvée (je préfère le terme améliorée), c'est par le partage que nous y parviendrons. De petites communautés pleines de bonne volonté, pas toujours d'accord sur les façons de procéder, mais dans la volonté inébranlable de l'échange, la discussion et le partage.

Qui veut un bout de gâteau ?

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23 janvier 2015

Métamorphose

 

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Dormi avec Pif le chat ; ça ne le dérange pas que j'interrompe ma lecture au creux très creux de la nuit ; de plus, il est très civilisé en ce moment : il m'a tirée d'un rêve dont je ne sais déjà plus ni le le contenu, ni les contours à huit heures : pas de quoi le houspiller. C'est peut-être à cause du litre d'infusion de persil (plein de vitamine C) ingurgité chaque jour ces derniers temps que mon sommeil change... Impossible d'avaler les bassines de thé au lait auxquelles j'étais accoutumée - j'ai l'impression qu'on me fore l'estomac au marteau piqueur. L'homme préfère reposer sur le canapé. Son sommeil est fragile aussi et je ronfle comme une locomotive à vapeur. Le malheureux, il avait épousé une princesse et je me suis métamorphosée en crapaud. Heureusement Colette admirait les yeux dorés de ces bestioles et l'Homme m'assure que je suis un beau crapaud ; c'est déjà ça.

Dans les carrés de potager installés au printemps dernier, il subsiste un artichaut qui a prit des proportions épiques, six plants de fraisiers et un océan de persil dru et vert. Aujourd'hui, je projette d'amender la terre, ne pas la labourer afin de ne pas bousculer la faune minuscule qui contribue (ou non) aux futures récoltes. En bon professeur, je suis de nouveau hors service mais deux point positifs : j'ai achevé les grandes lignes du programme, j'ai un remplaçant qui a pris le relais tout de suite et j'oubliais, je bénéficie de deux assistantes américaines pour entraîner mes ouailles à la conversation. Hier soir en passant devant le lycée de Pertuis à 5 heures, les dizaines de cars scolaires, les centaines d'élèves, les hurlements, les bourrades que filles et garçons s'administrent, le sol jonché de détritus m'ont donné l'impression de boire l'une des potions d'Alice et de rapetisser à toute vitesse - mais je n'étais pas au pays des merveilles. Pourtant j'allais bien mieux, mais sans doute le sevrage du prozac n'est pas anodin. J'ai fait un tour aux urgences il y a trois jours, et le psy de garde m'a conseillée un court séjour à la clinique de Saint Rémy de Provence, pour passer le cap de Bonne Espérance. Occuper l'esprit par la musique, les arts plastiques, la peinture, l'écriture, vaincre la phobie du bruit et de la foule... Il n'y a que des femmes (Van Gogh et son oreille sont partis depuis longtemps), les séjours sont brefs, mais bien sûr, l'angoisse ambiante générée par les médias, sans compter les emmerdements habituels, la petite taille de la structure et son absolue beauté ne me laissent pas beaucoup d'espoir d'aller y traîner mes guêtres, fût-ce une dizaine de jours, pendant que Fille explorera l'Islande. Nous avons joint Ölof, la jeune femme avec qui nous avions échangé nos maisons en juillet 2008. Elle et Fille sont ravies de se retrouver ! Je me souviens des nuits blanches, du lit recouvert d'un édredon blanc, de l'eau soufrée, des paysages martiens et les lacs bleus fumants.

 

A l'intérieur de mon organe principal (le cerveau ? celui qui me permet de traiter les données du monde perçus par mes sens, à l'intérieur de mon moi, mon surmoi et mon ça), je voudrais être cette femme. C'est moi, prise par ma tendre cousine (il n'y a que le regard de l'affection invétérée qui est capable de prendre ce genre de photo), un merveilleux jour d'automne dans la haute vallée de la Clarée.

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Cliquez sur cette minute de poésie impromptue et désopilante.

 

 

 

 

 

 

 

 

22 janvier 2015

Insomnie

 

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C'est fou comme la maison est tranquille - dormeurs silencieux enfouis dans leurs rêves et leur couettes. J'occupe le lit seule, du côté gauche (les habitudes sont indécrottables), justement parce que le sommeil je ne le trouve que de façon erratique. On ne va pas priver de repos mon compagnon de vie, le jour et la nuit. Il en a bien assez à supporter, lui qui ne parle pas mais ne ressasse pas moins.

Je suis contente d'avoir un chat près de moi, un clavier pour écrire, d'anciens carnets à relire et Les pissenlits de Kawabata ça occupe tout l'espace disponible de mon cerveau. Pendant la journée je m'oblige à me lever et je reprise des chaussettes, couds des boutons, enfile des perles, découpe de la feutrine pour confectionner des mitaines. J'envisage le repassage. Activités thérapeutiques.

Hier, c'était la journée de la gentillesse et c'était réconfortant. On devrait décréter ce jour obligatoire tous le temps. S'ennuierait-on ?

18 janvier 2015

Facebook

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Facebook, c'est un outil. Un outil à perdre du temps : je ne dois pas bien m'en servir. On y lit des nouvelles intéressantes en fonctions des pages auxquelles on s'abonne, mais on ne peut éviter les commentaires vides de sens, les injonctions, les discussions stériles, surtout par temps de tempête où la production d'ordure et d'imbécillités bat des records - alors que les gens qu'on aime, finalement, se font rares ou tout petits. Donc pour la troisième fois (c'est la bonne), je trucide un avatar. Une mort lente pour ma Lucie Muir que j'aime (j'avais du plaisir à emprunter son personnage pour ciculer dans ce labyrinthe), mais ce n'est pas une agonie, juste un effacement, un feu qui s'éteint tranquille dans sa cheminée en quatorze journées, a fortnight, comme disent les anglophones (ils sont pragmatiques, les anglophones, deux semaines ne font pas quinze jours comme le répètent sans y penser les francophones dont je suis, mais bien quatorze).

Terminé, je ne procrastine plus sur ce mur opaque ; je procrastinerai sur mon blog lorsque j'en aurai envie comme aujourd'hui. J'y écrirai ces riens qui aident à vivre : aujourd'hui, j'ai scié un tronc de chêne mort depuis longtemps, lui, pas comme ma Lucy Muir ; le tronc était dur comme du fer, mais j'y suis arrivé et dans mon poêle, l'une des bûches brûle, sereine. C'est que le temps s'est rafraîchi, la neige est proche. J'aimerais qu'elle s'approche encore plus près.

Autre petite chose : j'ai peint en bleu, à la bouillie bordelaise, les troncs d'oliviers, de citronniers et d'un oranger sur lesquels les chats ont fait leurs griffes. Pansement, l'infirmière au jardin. Les gredins me suivent, satisfaits d'eux.

Autre petite chose, je rentre l'abutilon qui trouve les nuits trop fraîches désormais ; il rejoint les citronniers et l'oranger : eux sont en train de préparer une explosion de fleurs. Je leur donnerai de l'engrais et j'aurai de beaux citrons, ça j'en suis sûre, je n'en suis pas à ma première récolte. Pour l'oranger, il me faudra le convaincre, mais je ne maîtrise pas bien les arguments dont il me faudrait user. A la fin de l'été il a produit des oranges de la taille d'une bille - elles ont jauni et sont tombées. J'espère mieux cette saison.

Autre petite chose - j'ai cuisiné des navets pour la première fois autrefois qu'en soupe ou en mélange dans les couscous. Je les ai cuits avec de l'oignon, du miel, de l'huile d'olive et du cumin. C'est bon. J'ai aussi mis un pain d'avoine à lever. Là, c'est le moment de le pétrir une deuxième fois avant le repos de deux heures et puis ouste, au four.

Je mange mon repas en écrivant ce billet, tout refroidit.et ça m'est égal. Je goûte à la tisane de marjolaine, j'avais envie d'essayer, elle pousse à foison sur le pas de ma porte. Je lui trouve un léger goût de champignon. Il paraît que cette herbe à la propriété d'effacer tous les chagrins, et aussi les rhumatismes.

Je lis Les pissenlits de Kawabata. Splendide. Une conversation minutieuse, des souvenirs échangés, entre une femme qui vient de confier sa fille à un institut psychiatrique et le jeune homme qu'elle aurait dû épouser, fiancé malheureux.

Je contemple mon manuscrit. C'est comme une histoire que je me raconterais pour m'endormir.

 

Je meurs d'envie d'une surprise heureuse, de celles qui relancent la machine. Mais il me semble, avec un demi-siècle d'expérience, qu'il n'existe pas de surprise dont on a soi-même creusé les fondations, sueur au front. Et là, je n'ai pas trop de force pour manier la pelle et la pioche. J'aimerais une retraite dans un lieu calme, sans personne dont j'aurais à me sentir responsable : une bulle dans le temps et l'espace.

Tiens, il pleut. S'il pouvait neiger cette nuit.

 

11 janvier 2015

Les lendemains

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Ce matin je déjeune de pain libanais, de fromage grec, d'une orange espagnole et d'un oeuf français (de mon village). Tiraillée entre contradictions, j'ai envie d'être recluse - ne pas entendre ou voir ce qui m'offense - et d'être ouverte à tous les courants qui me traverseront - réagir. Alors je choisis la via media, je lis, j'écris : recluse, ouverte.

Hier, j'étais à Marseille pour satisfaire mon besoin de partager ma peine. J'étais libre à ce moment, et je m'en foutais de prêter l'oreille aux clivages et aux injonctions diverses qui m'auraient portée à participer à la marche de dimanche. Pourquoi ne pas participer aux deux, d'ailleurs ?

Ces personnes assassinées  sont autant de jalons de ma formation intellectuelle, ils font partie de qui je suis ; évidemment, j'ai mes préférences : je me sens plus en phase avec Bernard Maris que Wolinski, mais ce n'est pas ça qui importe. Bernard Maris me fait réfléchir, Wolinski me fait rire. Au-delà, je ne veux rien savoir. Leurs idées me suffisent.

Pendant trois jours, je me suis arrimée à la radio, internet, la télévision comme à des bouées. Ce que j'y cherchais, c'était d'une part des faits, et d'autre part des retrouvailles avec les autres êtres humains en deuil. Oui, ça m'a fait du bien d'entendre John Kerry s'exprimer en un français parfait pour dire le soutien des Américains ; oui ça me fait plaisir que Barack Obama écrive Vive la France au bas du registre de condoléances à l'ambassade. Oui, ça me fait du bien de voir les unes des journaux à travers le monde qui en majorité expriment deuil et colère. Oui, je grince des dents quand je vois les réactions de la Russie et de la Chine qui affirment entre les lignes que si les responsables politiques avaient mieux encadré la liberté d'expression, nous n'en serions pas là. Ah, ça, bien sûr. Nous n'en serions pas là, mais nous serions dans un ailleurs à la Orwell ou la Huxley. De toute façon, les idées, comme l'eau, trouvent toutes les fissures pour s'infiltrer et couler quand même.

Liberté d'expression. Quelle équation complexe à inconnues multiples. Est-ce qu'on peut tout dire, tout exprimer, tout dessiner ? Est-ce qu'on peut s'exprimer de toutes les façons possibles ? Faire une caricature, écrire des livres d'économie, écrire des romans de science fiction ou d'anticipation, de fiction tout court, faire la grève, s'immoler, arroser à la kalashnikov d'autres êtres vivants, torturer, emprisonner, crier du haut d'une tribune, voter, pianoter derrière un clavier d'ordinateur ? Bien sûr que non.

Non. Tout ce qui incite à la haine et au meurtre est un crime qui doit être jugé avec solennité ou en utilisant l'humour - deux façons d'introduire une saine distance afin de peser la valeur de ce qui est exprimé avec ce qu'on peut de sagesse. Toute expression qui porte atteinte au vivant est inacceptable. Voilà, c'est simple. C'est compliqué. Les assassins sont poursuivis, ils sont tués. Une part de moi approuve, une part de moi regrette un procès en bonne et due forme (après on opposera à ce désir le principe de réalité, les conditions de détention, les regroupements d'assassins... c'est vrai).

Les lendemains commencent à arriver. Bien sûr dans le cortège, il y avait des gens bien - ceux qui s'opposent farouchement à la violence et au fanatisme - et des crétins - ceux qui disent ces melons il faut tous les foutre dehors, si on n'acceptait pas autant d'immigrés chez nous, ça ne serait pas arrivé. Dans les collèges et les lycées, des mômes peuvent dire que les assassinés n'ont eu que ce qu'ils méritaient. Ce ne sont sont pas des gens bien. Ils sont horribles à voir et entendre. Il y a les indifférents qui courent les soldes, il y a les apeurés qui se calfeutrent, il y a les profiteurs qui s'emparent de la tragédie pour assurer leurs arrières, il y a ceux qui bêlent au complot et à la manipulation de l'opinion. Il y a les je-suis-meilleur-que-tout-le-monde-et-je-vois-plus-loin-que-le-bout-de-mon-nez qui clament et voilà, parce que l'horreur débarque chez nous, on en parle et pendant ce temps on ne parle pas des meurtres à l'autre bout de la planète.

Alors je conseille un petit livre édité au PUF, plein d'humour désenchanté et de lucidité, intitulé "Les lois fondamentales de la stupidité humaine" par Carlo M. Cipolla, illustré par Claude Ponti. L'une des lois stipule que l'individu stupide est le type d'individu le plus dangereux. Il ne faut pas se leurrer, les individus stupides sont légion. Il y a aussi une légion d'individus à l'intelligence négative qui l'utilise afin d'asservir les individus stupides. Et l'intelligence positive, elle n'est pas acquise de manière définitive ou même continue : il faut lutter pour s'en approcher, il faut combattre pour ne pas la perdre, et malheureusement on perd parfois ; il ne faut pas baisser les bras, on en a besoin pour lutter contre les malfaisants stupides.

Aujourd'hui le vent comme un ressac pousse ses rafales tièdes en plein hiver. Des nuages denses et gris pèsent sur la hure du Luberon. Avec mon appareil photo, je tente de capturer les images de deux arcs-en-ciel, pâles mais larges.

Le vent chassera les nuages et les arcs-en-ciel, la terre tourne et moi individu de l'espèce humaine, j'accomplis le petit travail que je me suis choisi librement, j'écris, pour le meilleur et pour le pire. Je suis vivante. Je suis tous les innocents claquemurés, torturés, zigouillés peu importe la raison (aucune n'est plus juste ni plus noble qu'une autre), je suis Charlie.

 

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Portes et Miroirs, tome II
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